“Le Congrès”, le film qui a prédit la révolution de l’IA à Hollywood
Sorti le 3 juillet 2013, le film d’Ari Folman Le Congrès, mettant en vedette l’actrice Robin Wright, imaginait un monde où les acteurs étaient remplacés par leurs clones numériques et où la population mondiale finissait elle-même par vivre dans un outre-monde d’avatars. Une dystopie devenue très actuelle.
Tout sourire, Robin Wright se fait photographier par des centaines de capteurs formant un cocon inextricable autour d’elle. L’actrice vient de vendre son âme au diable, mais avait-elle le choix ? Pour relancer sa carrière, le patron des studios Miramount lui a proposé… de la « scanner intégralement » afin de créer un parfait clone numérique d’elle, double ayant vocation à la remplacer dans toutes les productions futures, sur lesquelles elle devra abandonner tout droit de regard. L’actrice phare de Princess Bride (1987) et de Forrest Gump (1994) accepte ce pacte faustien, l’âge et la technologie menaçant son avenir à Hollywood. À 44 ans, elle se met à la retraite ; son avatar figé dans le temps prend la suite.
Une technique disponible depuis longtemps
Il y a dix ans, lorsqu’est sorti Le Congrès, du réalisateur israélien Ari Folman, ce film tenait de la dystopie. La technique de motion capture nécessitait encore de recourir à un véritable acteur lors du tournage (la plupart du temps, Andy Serkis s’y collait). Aucune star n’avait encore ressuscité à l’écran. Mais aujourd’hui, nous sommes entrés dans une nouvelle ère. Les interprètes rajeunissent de plusieurs décennies à l’écran (voir actuellement Harrison Ford dans Indiana Jones et le cadran de la destinée) ; certains acteurs morts réapparaissent comme par magie (Carrie Fisher fut l’une des premières dans Star Wars: Episode IX) ; et l’intelligence artificielle génère des vidéos sans tournage physique (un exemple ici, parmi d’autres).
Dans une interview de Samuel L. Jackson pour le magazine Rolling Stone, le 20 juin dernier, le public découvrait l’envers d’un décor que le système a longtemps caché. Le scan des acteurs ne date pas d’aujourd’hui, ni d’hier ; il a en réalité plus de vingt ans. « La première fois que j’ai été scanné, c’était pour La Menace fantôme, avoue l’acteur, soit au bas mot en 1999. J’ai demandé : “Ça sert à quoi ce truc ?” George Lucas et moi on était copains, donc on en a plaisanté. Je disais que c’était parce qu’il y avait plein d’acteurs vieux et qu’il voulait assurer ses arrières si l’un d’eux disparaissait ! » L’acteur confie avoir été scanné à chaque fois pour ses films Marvel, ouvrant la porte à une éventuelle utilisation de son avatar indépendamment de son jeu en présentiel. Il a simplement posé une clause légale : que son image ne puisse être utilisée « à perpétuité » par le studio.
Paradoxale “libération”
Aujourd’hui, la « menace fantôme » de l’intelligence artificielle est telle que les acteurs hollywoodiens menacent de faire grève. Pourtant, dans Le Congrès, les arguments qui poussent Robin Wright à accepter la proposition sont séduisants. Fini les auditions foirées, les boulots alimentaires, le harcèlement sexuel, la chirurgie esthétique, la promotion interminable, les fêtes insupportables… Son agent (Harvey Keitel) y voit même une opportunité de « libération » d’un travail qu’elle a parfois mené avec plaisir, mais le plus souvent sous la contrainte : « Quand est-ce qu’on t’a déjà demandé ton avis ? Tu as toujours été leur jouet. Les metteurs en scène, les producteurs, tout le monde te disait comment bouger, sourire, aimer. » Plus tard, un homme ajoutera au doute : « Quand un spectateur pense à toi, est-ce qu’il paie des royalties ? » L’image des acteurs vit déjà indépendamment d’eux, dans notre esprit. La technologie ne ferait que concrétiser un phénomène ayant déjà cours dans notre conscience.
Et puis de toute façon, lutter ne sert à rien, concède l’agent. La technologie est disponible, ce n’est plus qu’une question de temps. La fille de Robin Wright abonde : « La technophobie n’a jamais mené personne nulle part. » Sur un mode cynique, l’adolescente semble reprendre l’analyse pessimiste du philosophe Jacques Ellul, qui écrivait déjà en 1954 : « Il n’y a pas d’autonomie de l’homme possible en face de l’autonomie technique » (La Technique ou l’enjeu du siècle, 1954). Lorsqu’une technique fait son apparition, impossible de rebrousser chemin. Elle devient au mieux un outil, au pire un nouveau maître dont l’homme devient dépendant. La dystopie du Congrès n’est plus matériellement irréalisable. Combien de temps les stars hollywoodiennes tiendront-elles face aux coups de boutoir des effets spéciaux générés par IA ?
La fin des acteurs ?
Être changé en clone numérique est cependant une malédiction réservée à une élite. Si l’on propose à Robin Wright de céder ses droits à l’image au profit de son avatar, c’est qu’elle a en amont une carrière dont l’écho se maintient : la technologie perpétue un souvenir, elle consolide la trace d’une actrice que le public a pu applaudir dans des films où elle jouait véritablement. Dans la première partie du Congrès, il n’est pas question de cloner des anonymes. La célébrité conserve un statut à part, elle seule est digne d’être répliquée. La vedette est même d’autant plus sacralisée que son avatar a été créé par une technique aux pouvoirs quasi divins – rendre une personne éternelle. « Ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique », complète Ellul dans Les Nouveaux Possédés (1973). Si tous les individus de la planète pouvaient se dédoubler numériquement dans des films, la « magie du cinéma » n’aurait plus beaucoup de sens.
C’est là que le film d’Ari Folman redevient vertigineux. Dans sa seconde partie, les êtres humains ne constituent plus seulement une masse de spectateurs avides de scans d’acteurs. Ils veulent à leur tour passer à l’action, incarner d’autres vies. Jouer. Les stars clonées ne sont finalement que les figures de proue d’un mouvement plus général, celui d’un basculement du Moi dans l’espace virtuel où les identités deviennent kaléidoscopiques. Cette bascule vers un outre-monde d’avatars s’effectue, dans le film, par le biais d’« ampoules » que l’on sniffe, composés chimiques dont l’inhalation fait entrer dans la peau de la personne ainsi aspirée : je respire l'idée d'une personne et je deviens elle. Ari Folman a puisé cette terrifiante fantasmagorie dans le roman Le Congrès de futurologie (1971), de l'écrivain de science-fiction polonais Stanisław Lem, dont le film est une adaptation partielle.
Cet outre-monde chimique reste pour l’instant une vue de l’esprit, bien heureusement. Mais le « métavers », on le sait, frétille de devenir un jour cet espace non physique où nous pourrions diffracter notre identité et ainsi « faire disparaître notre ego », comme le formule un avatar dans Le Congrès. Les dernières avancées d’Apple ou de l’entreprise Meta (ex-Facebook) en matière de réalité virtuelle et/ou augmentée semblent aller dans ce sens, ce qui n’est pas sans poser des problèmes éthiques. Car la cohabitation entre réel et virtuel suppose un régime du Moi différent : d’un côté, l’unité dans le monde réel (je dis « Je », et ce « Je » a une existence linéaire dans le temps) ; de l’autre, la multiplicité dans le monde virtuel (je peux changer d’identité sur commande). Multiplicité qui ne peut se faire qu’au prix d'une perte du Moi... La démarche actuelle des géants de la technologie représente donc un pari dangereux sur la nature humaine. Il s’agit de répondre à cette question : ne préférerions-nous pas, au fond de nous-mêmes, être libérés du poids de dire « Je » et ne jamais avoir à être quelqu’un ? Quand Le Congrès ferme ses porte, il nous abandonne à une mélancolie qui déchire l'âme.
Sorti en 2013, Le Congrès, d’Ari Folman avec Robin Wright, Harvey Keitel et Danny Huston, est toujours disponible sous tous formats.
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