Le complotisme, un scénario de compensation ?

« Quand les hommes ne croient plus en Dieu, ce n’est pas qu’ils ne croient plus en rien, c’est qu’ils sont prêts à croire à tout », écrivait G. K. Chesterton. Et Karl Popper soutenait dans La Société ouverte et ses ennemis que le complotisme procède d’une « sécularisation de superstitions religieuses. Les dieux d’Homère, dont les complots expliquent la guerre de Troie, y sont remplacés par les monopoles, les capitalistes ou les impérialistes ». Quand la politique prend la relève de la religion, la mentalité conspirationniste hante l’esprit public. Elle permet d’expliquer tout ce qui échappe au pouvoir humain. Certes, l’histoire est remplie de complots réels, mais l’imaginaire conspirationniste, qui échafaude des complots derrière tous les grands événements, trouve dans le monde démocratique un nouveau ressort : « Il constitue, affirme Marcel Gauchet, l’un des modes ordinaires sur lesquels l’ensemble des acteurs sociaux se représente le pouvoir et son action. Derrière les détenteurs apparents du pouvoir, il existe un pouvoir caché qui est le vrai pouvoir et dont les maîtres tirent les ficelle à l’insu des peuple. » Or plus le pouvoir semble échapper aux citoyens, sous le coup de la mondialisation notamment, plus les théories du complot se développent, comme si elles étaient le moyen de comprendre un monde indéchiffrable. C’est ce que démontre de façon incontestable l’enquête menée par la Fondation Jean Jaurès sur le complotisme des Français. 21 % des personnes interrogées s’y déclarent d’accord avec cinq grands énoncés complotistes. « Un cinquième de la population semble nettement et largement poreux aux grilles de lecture conspirannistes », révèle-t-elle. Parmi les populations les plus exposées : les jeunes de moins de 35 ans, les moins diplômés et les catégories sociales les plus défavorisées.  Mais aussi celles qui utilisent en priorité les réseaux sociaux pour s’informer – et ils sont de plus en plus nombreux. Un autre aspect, plus existentiel, se dégage de cette enquête. Inspirés par les analyses du philosophe Hans Magnus Enzensberger sur la figure du « perdant radical », dévoré par le sentiment de sa déchéance sociale, les auteurs de l’enquête ont demandé aux sondés s’ils avaient le sentiment d’avoir réussi leur vie ou non. Et la corrélation entre le sentiment d’échec ou d’impuissance dans sa vie et la croyance conspirationniste apparaît manifeste. Face à ceux qui se considèrent comme des perdants, la figure inverse du « gagnant radical », qui tire les ficelles de l’économie et de la politique, est la proie d’obsessions paranoïaques. Il permet au perdant de se présenter comme la victime d’une machination. « C’est ma faute. C’est la faute des autres. Ces deux moments ne s’excluent nullement remarquait Enzensberger. Bien au contraire : ils s’exacerbent mutuellement sur le modèle du cercle vicieux dont le perdant radical ne peut se sortir par aucune réflexion : c’est aussi de ce cercle qu’il tire sa force incroyable. »