La nostalgie, camarade

Pourquoi Vladimir Poutine rejoue-t-il la Communauté de l'anneau avec les chefs d’État des républiques de l'ex-URSS ? Pour mieux comprendre cette récupération insolite de l'œuvre de J.R.R. Tolkien, Sven Ortoli nous invite dans son billet du jour à un périple en Terre du Milieu. 

« En guise de vœux du nouvel an, Vladimir Poutine a offert un anneau d’or à chaque dirigeant de la Communauté des États indépendants, formée en 1991 avec huit républiques de l’ancienne URSS. Il a conservé le neuvième pour lui-même. Difficile, remarque Ekaterina Schulmann, célèbre politologue moscovite, de ne pas y voir une référence limpide au Seigneur des anneaux : “un anneau pour les gouverner tous”…

Dans Le Dernier Anneau, roman à succès publié en Russie en 1999, Kirill Eskov, biologiste spécialiste des araignées sibériennes mais aussi graphomane à ses heures, a entrepris d’écrire une suite au Seigneur des anneaux. Son récit raconte comment le paisible royaume du Mordor, à la veille de sa révolution industrielle comme l’Angleterre au temps des Lumières, est brutalement envahi par des elfes fascistes. Le mage Gandalf, héros du récit tolkiénien – à ce propos, pourquoi ne pas lire notre forcément excellent hors-série ? –, est ici un fauteur de guerre, un boutefeu, qui a entrepris, écrit Eskov, de “trouver une solution finale au problème mordorien”. Dans son récit, tout est inversé. Les elfes sont des nazis et les humains des marionnettes entre leurs mains. Quant aux neuf Nazgûl – rois damnés chez Tolkien –, ils sont ici les scientifiques et philosophes éclairés qui gouvernent la transition du Mordor vers un monde harmonieux, humaniste et rationnel.

Eskov retisse l’histoire vue du côté des vaincus – bientôt transformés en vainqueurs. Pas de quoi casser trois pattes à un ouargue (monstre lupin au service des orques), mais intéressant, ne serait-ce que pour découvrir une Terre du Milieu façon guerre froide avec des agences de renseignements à tous les étages. Une pochade, selon un renversement littéraire classique, écrite par un homme qui, au demeurant, critiquera quinze ans plus tard l’annexion de la Crimée.

Reste que son “dernier porteur de l’anneau” a touché une corde sensible en Russie, où l’œuvre de Tolkien est très populaire depuis la Perestroïka – et même avant sous forme de samizdats.

D’une part, parce que le thème de la prétendue falsification de l’histoire par l’Occident – et en particulier la minimisation du rôle décisif de l’Armée rouge face au régime hitlérien – y est toujours très vif. D’autre part, parce que, depuis 2014, les Ukrainiens ne se sont pas privés de comparer leur pays avec la pacifique Comté attaquée par des soldats russes fréquemment désignés comme des “orques”. Ce qui ne manque pas de susciter en réaction, chez certains Russes, et plus précisément dans les mouvances nationalistes et d’extrême droite, la réappropriation de l’“identité orque” – lire à ce sujet l’article de Damien Leloup dans Le Monde.

Ce n’est pas la première œuvre de fantasy ou de science-fiction à faire irruption sur la scène géopolitique internationale. En 1983, et concomitamment à la sortie du Retour du Jedi, Ronald Reagan, alors président des États-Unis, évoquait devant l’Association nationale des églises évangéliques, “les pulsions agressives d’un Empire du mal”. Deux semaines plus tard, il prononçait un discours resté dans l’histoire comme celui de “Star Wars”, censément l’acte de naissance d’un bouclier spatial contre les missiles balistiques. De fait, c’était l’acte de décès d’une certaine idée du futur, même si, alors, on ne le mesurait pas forcément.

Quarante années ont passé, le Mordor a remplacé l’Empire du mal dans l’ordre des métaphores géopolitiques, et Poutine offre des anneaux à ses féaux. Il y a un décalage aussi répugnant qu’effrayant entre l’aspect terriblement puéril de ce geste symbolique et les dizaines de milliers de morts ukrainiens et russes dont le maître du Kremlin est responsable. Reste que l’usage de cette image de l’anneau – qu’il l’ait employé de façon ironique ou non – témoigne chez Vladimir Poutine d’un thème qui est au cœur de l’œuvre de Tolkien. La nostalgie d’une Russie aussi mythique que la planète Tatooine. “Le XX^e siècle a débuté avec une utopie futuriste et s’est terminé dans la nostalgie”, relevait l’écrivaine russo-américaine Svetlana Boym, qui définissait la nostalgie comme “une histoire d’amour que l’on noue avec son propre imaginaire”.

Vivement le XXI^e siècle ! »

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