La femme de l’Homme du peuple

Le nouveau film d’Andrzej Wajda (né en 1926) devait être un point d’orgue et un testament. Il ressemble plutôt à une œuvre ouverte qui remet en question son héros lui-même. Il s’agit en effet de la première biographie filmée de Lech Wałęsa, le dirigeant du syndicat indépendant Solidarité devenu président de la Pologne libérée du communisme. L’Homme du peuple clôt également un cycle commencé à l’époque de la dictature et de la dissidence, avec L’Homme de marbre (1979) et L’Homme de fer (1981).

L’histoire rejoint la mémoire. Le réalisateur fond les images d’archives et la reconstitution, l’historique et le romanesque. Wajda a soutenu le mouvement d’opposition syndicale qui a mené à la chute du régime. Sur fond de rock polonais, il se raconte en racontant Walesa. Sa lecture de l’itinéraire de Walesa est, sans surprise, admirative. Il comprend la colère qui anime l’électricien de Gdańsk, il admire son courage et son talent pour inventer des solutions à tous les problèmes, il aime sa simplicité et son humour. Construit sur des flash-backs, le récit ne manque aucun morceau de bravoure : émeutes réprimées de 1970 ; grève victorieuse des chantiers navals d’août 1980 ; création de Solidarité ; emprisonnement durant l’instauration de la loi martiale en décembre 1981 ; triomphe des opposants au communisme.

Wajda, en artiste, sait que dans le portrait le plus favorable, « les ombres rehaussent les couleurs ; et même une dissonance placée où il faut, donne du relief à l’harmonie » (Leibniz, Essais de Théodicée). Il raconte donc que Wałęsa, poussé à signer un document le transformant en collaborateur des Services de sécurité, est hanté toute sa vie par ce honteux secret. Il ne cache pas le côté arrogant et cabotin du personnage. Enfin, le réalisateur insiste énormément sur la vie de famille du syndicaliste. Il fait de son épouse Danuta un personnage presque aussi important que son mari. Cette jeune brune est effacée et docile. Mais c’est elle qui doit porter, éduquer, habiller, nourrir leurs huit enfants, alors que son mari distribue des tracts, organise des grèves, fait des séjours en prison,  mène des pourparlers avec le gouvernement et devise avec les journalistes étrangers. L’épouse parfaite, la bonne catholique, se rebiffe en fait souvent. Elle s’inquiète, reproche, incrimine, tempête, explose à plusieurs reprises et finit par chasser de chez elle tous les amis de son mari. « La famille est aussi une grande cause » hurle-t-elle. Cette omniprésence de Danuta est troublante. La femme du grand homme n’est pas uniquement considérée le faire-valoir ou le jardin secret du grand homme, mais comme une subjectivité à part entière, qui entre en conflit avec celle de Lech Wałęsa.

^{Agnieszka Grochowska dans L'Homme du peuple d'Andrzej Wajda © Marcin Makowski / Makufly}

Vaut-il mieux lutter contre la dictature en laissant tomber sa famille ou d’abord être présent auprès de sa femme et ses enfants ? L’intérêt du film est de poser franchement cette question existentielle — un élève de Sartre lui avait demandé s’il valait mieux s’engager dans la Résistance ou rester auprès de sa vieille mère malade. Mais ce n’est pas tout. Après avoir regardé L’Homme du peuple on peut en effet lire l’autobiographie de Madame Wałęsa, qui vient d’être publiée en français sous le titre Rêves et secrets (éditions Buchet-Chastel, 2014).

Paru fin 2011 en Pologne, cet ouvrage a connu un succès extraordinaire. Danuta Wałęsa semble être devenue le symbole des mères de famille méprisées et sacrifiées par des hommes irresponsables. N’avoue-t-elle pas en conclusion de son récit : « avec la perspective du temps, je ne changerais qu’une chose dans ma vie : je ferais davantage valoir mon avis, je parlerais plus souvent au nom de la famille et du mien, j’exigerais davantage de tous » ? Le livre est bien moins sucré que son titre. Il est même carrément acide à l’endroit du grand homme, décrit comme négligent, tyrannique et égoïste. Il est évident que sa lecture a inspiré le scénariste de L’Homme du peuple. On y retrouve des détails intimes et un point de vue qui n’appartiennent qu’à Danuta. Par ailleurs, les pages où la Polonaise raconte son enfance et sa jeunesse dans les années 1950-1960 sont saisissantes de dureté. Tout le livre est marqué par une sorte de sincérité froide qui en fait la force. L’Homme du peuple et Rêves et secrets explorent les coulisses, parfois douloureuses, de l’héroïsme. Ils sont, malgré les apparences, plus corrosifs qu’édifiants.

À voir : L’Homme du peuple, de Andrzej Wajda. Sortie le 19 Novembre 2014

À lire : Danuta Wałęsa, Rêves et secrets, Buchet-Chastel, Paris, 2014.