La fabrique des dieux

Tempus fugit comme c’est pas permis. Même pas le temps de digérer la révolution internet, ressentir les premières conséquences, non moins révolutionnaires, du changement climatique, qu’il faut déjà se mettre au diapason de celle induite par le deep learning en particulier et les intelligences artificielles en général.

« La nature de cette nouvelle révolution ? Choisissez, tout est bon : industrielle, politique, anthropologique, métaphysique et, possiblement, existentielle. De quoi nourrir une armée de philosophes jusqu’à la fin du siècle. Ça valait bien un hors-série : “IA, le mythe du XXIe siècle”. Il est en kiosque.

Ces temps derniers, le cheval et l’eau-de-vie en moins, j’ai le sentiment de traverser le champ de bataille de l’intelligence artificielle comme Fabrice Del Dongo à Waterloo : je vois bien qu’il y a une bataille et du tumulte, mais qui gagne, qui perd et au fond qui se bat ? IA contre êtres humains ? Technophiles contre néoluddites ? Gafam contre le reste du monde ? Totalitarismes contre démocraties ? Le fait est que quiconque veut aujourd’hui se faire une opinion sur le sujet est assailli d’informations contradictoires, de prophéties alarmantes et de promesses hardies. Un vrai feu d’artifice(s), au sens strict. Ici, un essayiste proche du transhumanisme, Eliezer Yudkowsky, suggère dans un éditorial (op. ed.) du magazine Time de bombarder les datacenters : une politique de la terre brûlée pour empêcher l’apparition d’intelligences surhumaines. Là, c’est Geoffrey Hinton, le “parrain” du deep learning, qui démissionne de chez Google en affirmant regretter son invention, dangereuse à court terme pour ses capacités de manipulation (des photos, des sons, des mots) et dangereuse à long terme : “Auparavant, je pensais qu’il faudrait entre 20 et 50 ans pour qu’une IA surpasse ses créateurs, maintenant je crois que cela se produira d’ici 5 à 20 ans.”

Allons-nous vraiment fabriquer des dieux ? Et qu’est-ce qui relève de la poudre aux yeux et du marketing récurrent dans la Silicon Valley planétaire ? L’IA est aujourd’hui le lieu de tous les fantasmes, de toutes les craintes et de tous les espoirs. Dans notre numéro spécial, nous avons demandé à des philosophes de faire le tri. Comment penser ce moment de bascule ? De quoi parle-t-on et quelles en sont les questions essentielles ? Le philosophe Nick Bostrom plaide pour donner un “statut moral” aux esprits numériques quand ils adviendront – ce qu’il juge inéluctable –, tandis que Noam Chomsky considère au contraire que ces programmes sont “bloqués dans une phase préhumaine ou non humaine de l’évolution cognitive”. Daniel Andler remarque qu’une intelligence désincarnée manque de l’essentiel : il faut une enfance et un corps pour s’engager face au monde.

Pas de chair, certes, mais du Verbe en pagaille. Et c’est le problème numéro un. “Dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique”, notait Hannah Arendt en 1961. Mais de quel langage s’agit-il ? Derrière ChatGPT, Bing et tous les algorithmes conversationnels, constate l’essayiste Meghan O’Gieblyn, les modèles de langage utilisés sont analogues aux prisonniers de la caverne de Platon, essayant d’approximer les concepts du monde réel à partir du “jeu d’ombres insaisissable du langage”. Mais leur caverne est opaque à nos yeux, et qui peut dire quelles sortes d’ombres elles créent à partir des données que nous leur transmettons ? Alien, moins qu’humain, plus qu’humain ? Qu’y-a-t-il dans la caverne ? Et qu’en espérons-nous ?

Dans le quatrième opus de la saga cinématographique Alien, Resurrection (1997), le monstre extraterrestre est mort, et en revenant sur Terre, Ellen Ripley, le personnage principal joué par Sigourney Weaver, découvre à bord du vaisseau qu’une jeune fille est en réalité un humanoïde fabriqué par les machines. “J’aurais dû m’en douter, aucun être humain n’est aussi humain.” On peut rêver. »

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