Judith Jarvis Thomson est décédée

Judith Jarvis Thomson, l’une des philosophes américaines les plus influentes, s’est éteinte ce week-end à l’âge de 91 ans. Née le 4 octobre 1929 à New York, elle obtient un doctorat de philosophie de l’université de Columbia en 1959 et commence à enseigner, cinq ans plus tard, au Massachusetts Institute of Technology, où elle fera l’essentiel de sa carrière. Suicide assisté, sacrifice de soi, autodéfense, etc. : son œuvre traite, d’abord, d’éthique appliquée – une éthique ancrée dans le monde et la complexité des relations humaines, qu’elle oppose, notamment dans Goodness and Advice (2001), aux spéculations abstraites de la philosophie morale. Mais c’est surtout par un article publié en 1971, « A Defense of Abortion » (« En défense de l’avortement »), qu’aux États-Unis, elle se fait connaître au-delà des cercles universitaires. 

Défense de l’avortement

Peu connu en France, « A Defense of Abortion » de Judith Jarvis Thomson est l’un des textes de philosophie morale les plus commentés et débattus outre-Atlantique. Le raisonnement s’articule autour de différentes expériences de pensée qui, si elles ont été vivement critiquées (y compris par les défenseurs de l’avortement), sont encore aujourd’hui mobilisées par bon nombre de militants pro-avortement. L’originalité de Thomson, c’est de reconnaître l’idée d’un « droit à la vie » du fœtus, en supposant dès le départ que le fœtus est « un être humain », tout en soulignant que ce droit n’est pas supérieur à celui qu’a la mère de disposer de son propre corps.

Le violoniste endormi

Pour justifier son affirmation, Thomson formule une expérience de pensée : « Vous vous réveillez le matin et vous retrouvez dos à dos dans votre lit avec un violoniste inconscient. […] On lui a diagnostiqué une maladie des reins mortelle ; […] vous seul avez le bon groupe sanguin pour le sauver. On vous a donc enlevé la nuit dernière, et le système circulatoire du violoniste a été branché au vôtre. […] Dans neuf mois, il aura récupéré de sa maladie, et pourra en toute sécurité être débranché de vous. » Mais pour le moment, le débrancher le tuerait. Thomson s’efforce de montrer que vous n’avez pas d’obligation de rester branché au violoniste : son droit à la vie n’implique pas un droit à user du corps d’autrui. De même, la femme qui avorte ne viole pas le droit à la vie du fœtus : elle le prive seulement de l’usage de ses fonctions vitales auquel le fœtus n’a pas de droit. Et de préciser que « le droit à la vie ne consiste pas dans le droit de ne pas être tué, mais plutôt dans le droit de ne pas être tué de façon injuste. »

Le dilemme du tramway

Dans un autre article célèbre, publié en 1976, « Killing, Letting Die, and the Trolley Problem », Thomson reprend le très célèbre « dilemme du tramway » imaginé par sa collègue Philippa Foot : si le conducteur d’un tramway a le choix entre tuer une personne ou cinq personnes, que doit-il faire ? Sacrifier l’individu seul, répond Foot, selon un raisonnement conséquentialiste. Les choses sont plus compliquées pour Thomson. Imaginons, un instant, que nous ayons en fait le choix de laisser le tramway tuer cinq personnes, ou de jeter une autre personne du haut d’un pont, dont le corps arrêterait l’engin. La solution est beaucoup moins claire : « tuer de sang-froid » et « laisser-mourir » n’est pas la même chose. L’homme en haut du pont n’est pas un dommage collatéral ; il conserve un droit inaliénable à ne pas être sacrifié. Il peut bien entendu, choisir de se sacrifier, mais rien ne l'y oblige absolument – de même que rien ne vous oblige à laisser le violoniste endormi profiter de vos reins, ou le fœtus de votre système sanguin.

Droits et devoirs

L’exemple du tramway permet, plus généralement, de montrer combien nos actes sont ambigus : ils ne sont pas absolument bons ou absolument mauvais, mais sont, selon l’approche que nous adoptons, plus ou moins bons, comme Thomson l’explique dans Goodness and Advice (2001). La distinction même entre un acte et un événement, qu’elle médite dans Acts and Other Events (1977), est complexe. Plutôt que d’interroger la valeur morale d’une action, Thomson se concentre donc, plutôt, sur celle des droits de la personne humaine, notamment dans The Realm of Rights (1990). Selon elle, un droit existe d’abord dans la mesure où autrui devrait nous l’accorder – en vertu de notre appartenance à l’humanité, ou en vertu d’une promesse. Certaines circonstances peuvent néanmoins libérer autrui du devoir qu’il a à notre égard.