Jean Lopez : “L’Ukraine pourrait finir comme la Corée”

Auteur avec Michel Goya de L’Ours et le Renard. Histoire immédiate de la guerre en Ukraine (Perrin, 2023), l’historien Jean Lopez considère que le conflit initié par la Russie pourrait se solidifier sur une ligne de front avant de baisser progressivement en intensité sans jamais cesser. Entretien.

L’abondance des données diffusées par les combattants sur les médias sociaux permet-elle de renouveler la pratique historique ?

Jean Lopez : Non, nous avons davantage effectué un travail qui s’apparente à du retour d’expérience, le « Retex » comme disent les militaires, dont mon co-auteur Michel Goya est un professionnel. Le but de notre ouvrage est de donner du sens aux événements qui viennent de se produire. Avec, en effet, une masse de données inédite pour un conflit moderne – qui pourraient bien sûr avoir leur place dans une construction historique. Toutefois, pas question d’archives ici, mais de dépêches d’agence, d’articles de journaux et de revues, d’interviews, de rapports d’institutions ou d’experts, de discours, d’images, de bandes-son, de cartes. Jamais une guerre entre États n’a suscité autant d’informations brutes ou analysées, disponibles pour tous en sources ouvertes. Nous avons utilisé Oryx par exemple, un site en sources ouvertes néerlandais qui récupère des centaines de milliers d’images du champ de bataille. Avec de l’intelligence artificielle, cet organisme est capable d’authentifier les images et les recouper pour évaluer les pertes matérielles et humaines. Tout cela est très technique. Il faut tenir évidemment compte que tout n’est pas filmé ou photographié et que donc que les pertes sont minimisées avec, d’ailleurs un biais en faveur de l’Ukraine, dont les canaux d’informations sont plus tournés vers l’Ouest.

“Notre livre éclaire la guerre en Ukraine non pas à partir d’archives, mais de dépêches d’agence, d’articles de journaux et de revues, d’interviews, de rapports d’institutions ou d’experts, de discours, d’images, de bandes-son, de cartes” Jean Lopez

Quel est l’intérêt de faire une histoire aussi proche des événements ?

C’est une démarche journalistique et pédagogique : il s’agit d’ordonner, de séquencer et donner du sens. Évidemment, être aussi proche des faits génère un certain nombre de biais. Mais nous avons tissé ce récit à deux avec Michel Goya, justement pour se contrôler l’un l’autre, nos expériences étant fort différentes et nos a priori clairement établis. Enfin, notre culture historique nous permet de pointer des faits dont l’importance n’est pas immédiatement visible. Par exemple, en 2022, les deux armées de l’Ukraine et de la Russie ne sont pas du tout homogènes et intégrées, obéissant à une autorité unique. La multiplicité des formations armées issues de différents secteurs économiques ou idéologiques est clairement liée à la structure oligarchique des pouvoirs ukrainiens et russes. Un an plus tard, Zelensky a réussi à estomper les divisions internes et l’armée ukrainienne s’est rapproché du modèle classique d’une armée nationale de masse basée sur la conscription universelle. C’est différent en Russie où, sur le terrain, l’armée régulière – d’où sont exclus les conscrits – se juxtapose à des formations dont la source ne se situe pas dans le pouvoir légal. Si certains groupes, comme Wagner, se définissent clairement comme des mercenaires, d’autres apparaissent comme des prétoriens (les forces de Kadyrov), d’autres comme des surgeons armés de grandes entreprises telles que Gazprom (les bataillons Potok et Fakel, qui sont des milices) ; d’autres, enfin, sont financés par des barons locaux (Convoy, une unité créée par le gouverneur de la Crimée occupée Sergueï Aksionov). Le ministre de la Défense lui-même, Sergueï Choïgou, entretient l’armée privée Patriot par l’intermédiaire d’un oligarque. Toutes ces formations armées sont prises dans un réseau enchevêtré de liens économiques et politiques et, en théorie, aboutissent à Poutine….