Jacques Derrida. Politiques de l’écart

Martin Duru publié le 2 min

« Chaque fois qu’[une] identité s’annonce, chaque fois qu’une appartenance me circonscrit, si je puis dire, quelqu’un ou quelque chose crie : attention, le piège, tu es pris. Dégage, dégage-toi. » Derrida ou la phobie de l’enfermement, la hantise de toute forme de cloisonnement, qu’elle soit identitaire, philosophique ou politique. Il lui faudra les dynamiter – démanteler les systèmes de domination réelle ou symbolique. Mais l’entreprise de déconstruction n’est pas l’affaire de sa seule pensée ; elle est l’ombre portée de sa vie.

Derrida voit le jour en 1930, à El Biar, sur les hauteurs d’Alger. On célèbre alors le centenaire de la colonisation française. La langue qu’il apprend à parler, la culture qui lui est inculquée sont celles d’une puissance extérieure et ressentie comme telle : dès l’origine, l’étrangeté à soi et l’altérité sont pour lui constitutives. La violence de l’exclusion, aussi : Derrida est issu d’une famille juive et, à partir de 1940, les persécutions contre sa communauté se multiplient. L’antisémitisme devient « la tragédie » de son adolescence. À la rentrée scolaire de 1942, un numerus clausus drastique ayant été imposé pour les élèves juifs, il doit poursuivre ses études dans un lycée « réservé ». Expérience traumatisante : le jeune Derrida est tout aussi horrifié par les discriminations officielles que par les replis communautaires. Le diktat du même : voilà l’ennemi. Ayant rejoint la France en 1949, il le combat d’abord avec les armes de la philosophie ; renversant les hiérarchies dominantes de la tradition métaphysique occidentale, la déconstruction est en soi porteuse d’un geste politique subversif. Mais cette dimension reste implicite : côté engagements, le penseur, dénigré par certains de ses contemporains (Lévi-Strauss ou Foucault) pour n’être qu’un commentateur de textes au style obscur, reste longtemps dans une posture de retrait. Ce n’est qu’à partir des années 1980 que Derrida se lance dans des causes concrètes : lutte contre l’apartheid en Afrique du Sud – il milite pour la libération de Mandela – ou l’arbitraire de la peine de mort aux États-Unis. En France, tenant revendiqué de la « gauche démocratique », il défend les sans-papiers, se positionne en faveur du droit de vote des étrangers aux élections locales ou soutient les homosexuels souhaitant se marier – sans forcément croire à cette institution trop religieuse selon lui… Il s’agit de heurter le pouvoir uniformisateur et de restituer dans leur(s) droit(s) les « minorités » bafouées : déconstruire est une stratégie affirmative, une posture de vigilance et d’attaque. C’est une éthique de la responsabilité – Derrida a été un grand admirateur de Levinas – qui vise à reconnaître et à accueillir l’autre dans sa différence. D’où, autre engagement, un plaidoyer pour l’idée d’une « Europe qui consiste […] à ne pas se fermer sur sa propre identité et à s’avancer […] vers ce qui n’est pas elle ». S’ouvrir à ce qui nous fait différer de nous-mêmes, à ce qui introduit un écart de soi à soi : le legs de Derrida est une tâche infinie.

Expresso : les parcours interactifs
Kant et le beau
​Peut-on détester une œuvre comme « La Joconde » ? Les goûts et les couleurs, est-ce que ça se discute ? À travers cet Expresso, partez à la découverte du beau et du jugement du goût avec Kant.

Sur le même sujet
Article
6 min
Octave Larmagnac-Matheron

Associée à la pensée désormais appelée « woke » et à la cancel culture, la « déconstruction » initiée par Jacques Derrida …

Qu’est-ce que la “déconstruction” ?

Article
4 min
Octave Larmagnac-Matheron

Dans notre revue de presse du 4 février, une question : faut-il jeter l’anathème sur les « déconstructeurs » ? La question…

La déconstruction sur le banc des accusés






Article
3 min
Thomas Personne

Tel écrit qui croit comprendre Jacques Derrida quand il évoque l’écriture. Pas de panique, on a suivi son texte à la trace.