Hélène L’Heuillet : “Marc Aurèle nous exerce à ne pas céder à la panique”

Marc Aurèle, les dates clés
121 Il naît à Rome. Dès l’enfance, il se montre curieux de la philosophie.
132 Il découvre le stoïcisme et décide d’en suivre les principes. Il veut porter le rude manteau de laine des philosophes pour se débarrasser de la pourpre des fils de patriciens et se met à dormir à même le sol… jusqu’à l’intervention de sa mère.
161 Il devient empereur, succédant à Antonin le Pieux.
175 Sa femme Faustine meurt. Surnommée la « Mère des camps », elle suivait l’empereur dans ses expéditions militaires. Ensemble, ils ont eu treize enfants.
180 Il meurt d’une maladie contractée alors qu’il est en pleine campagne dans l’actuelle Autriche, sur les bords du Danube. 

« Je ne le cite pas dans mes ouvrages, mais Marc Aurèle m’accompagne depuis quarante ans. Il y a les livres que l’on cite et ceux qui restent en arrière-plan – souvent les plus importants. Si ses Pensées pour moi-même me sont revenues en tête plus fortement ces derniers temps, c’est en raison de la crise que nous traversons. Les confinements et l’isolement social qu’impose le risque de contamination nous amènent à nous retirer à l’intérieur de nous-mêmes. D’abord au sens propre : quand on est confiné chez soi, on est aussi sollicité pour être à l’intérieur de soi. Je trouve que le commentaire de Hegel est très juste : il écrit dans la Phénoménologie de la perception que le stoïcisme ne pouvait surgir qu’au moment d’une crise, dans “une période de peur et de servitude universelle”. Je crois que, dans les moments difficiles, aussi bien sur le plan personnel que collectif, le stoïcisme se rappelle à nous et offre le modèle du promontoire sur lequel les vagues viennent s’échouer en vain. Le stoïcien nous apprend la liberté intérieure, c’est-à-dire la pensée des circonstances afin de ne pas y être trop soumis. Il ne s’agit pas du tout de se retirer du monde mais de faire en sorte de ne pas en être trop dépendant. 

Marc Aurèle tire des stoïciens un enseignement majeur : la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. On la retrouve dès le stoïcisme des premiers siècles. Cette liberté intérieure, c’est le courage de faire face aux circonstances et de savoir que la vraie liberté réside dans la pensée. Rendre notre liberté dépendante du monde extérieur – par exemple, de la possibilité de circuler ou non –, c’est s’exposer à la servitude. La liberté de circuler est évidemment essentielle à la liberté, mais si on rattache la liberté uniquement à la circulation des corps, on est prêt pour toutes les docilités. Peut-on toutefois vraiment se contenter de cette liberté en pensée ? Non, bien sûr. Mais on peut remarquer que, chez Marc Aurèle, elle est plutôt un critère. Il faut bien qu’elle existe d’abord en pensée pour qu’elle puisse exister politiquement dans la cité. Si les Biélorusses ne croyaient pas à la liberté en pensée, ils ne manifesteraient pas régulièrement contre un tyran. 

Marc Aurèle nous apprend à prendre soin de nous-mêmes, à nous ménager toujours dans les moments difficiles. Pas dans l’idée de nous protéger du monde extérieur dans une sorte de cocon, mais avec un objectif d’apaisement. Au fond, le plus grave, c’est l’agitation, le fait de ne plus pouvoir retrouver son centre de gravité. Comment se recentrer ? En prenant une par une les pensées qui nous assaillent et nous agitent, en les décomposant et en se demandant de quoi elles sont faites. Marc Aurèle m’a appris à penser à partir de moi-même, à partir des pensées, même les plus absurdes, qui me traversent l’esprit, que je marche dans la rue ou que je prenne un café le matin. Il m’a appris à prendre ces pensées-là au sérieux, à ne pas les chasser. De cette façon, il est possible de se rendre la plus heureuse possible. C’est par cette démarche qu’on rentre “chez soi”, en soi-même, et que la liberté intérieure devient accessible, comme le résultat d’un exercice.