Gustavo Petro, un président philosophe à la tête de la Colombie ?

Premier président de gauche de la Colombie : depuis son élection, c’est à cette étiquette qu’est reconduit Gustavo Petro. L’événement marque indéniablement un tournant majeur dans l’histoire de ce pays d’Amérique du Sud. Même si, bien évidemment, il est trop tôt pour présumer des réalisations futures de Petro.

Cependant, une chose est sûre : de Deleuze à Derrida en passant par Foucault, sa pensée politique est nourrie de références philosophiques nombreuses. Tour d’horizon.

« Ne te laisse pas écoeurer par le pouvoir. » Pour Gustavo Petro, ces mots résonnent comme un double avertissement : ne pas se laisser dévorer par le désir du pouvoir et résister au dégoût que peut engendrer son exercice dans un monde où, inévitablement, les idéaux entrent en conflit avec la nécessité de faire des compromis. Cet appel à « l’humilité » et à la « conscience critique » est l’ultime conseil d’un ancien maître : Salvador Medina, 73 ans, fut le professeur de philosophie du nouveau président de la Colombie. Le vieil homme a accompagné Petro lors de son dernier déplacement de campagne – un retour aux sources à Zipaquirá (au nord de Bogota, la capitale du pays), où le président, sociologue et ex-guérillero a grandi. Signe s’il en fallait que la philosophie occupe une place importante dans l’itinéraire du nouveau chef d’État.

Petro, Deleuze et les « sociétés de contrôle »

Lecteur passionné, Petro s’intéresse très tôt à certains penseurs majeurs de la politique. Jean-Jacques Rousseau, en particulier. Il y trouve de quoi nourrir une pensée en gestation sensible aux questions d’horizontalité, de démocratie et de souveraineté populaire. En témoigne son goût pour Deleuze, qu’il aime citer sur Twitter : « Je suis toujours en train d’étudier le philosophe Deleuze ». En 2013, l’ex-maire de de Bogota était attaqué par un journaliste pour ses critiques contre la presse : « Est-ce que nous, les journalistes, attaquons Petro parce que nous servons le pouvoir ? […] Petro n’est-il pas au pouvoir ? » Et Petro de répondre, cinglant : « Le pouvoir n’est pas le gouvernement. Que diriez-vous de lire Gilles Deleuze et de son concept de “sociétés de contrôle” ? » Le pouvoir, pour le nouveau président colombien comme pour Deleuze, n’est pas seulement de l’ordre de la coercition directe : il s’insinue, de manière diffuse et continue, dans le psychisme et les représentations collectives.

Biopouvoir et courage de la vérité foucaldiens

Naturellement, Petro se réfère tout autant à Foucault, qui à largement contribué à l’étude des mécanismes disciplinaires. « La biopolitique pour Foucault est la domination de la vie par le Pouvoir ; [Toni] Negri construit son versant positif, la domination de la Vie sur le Pouvoir. » La libération est un thème central de la pensée de Petro. Souvent victime d’attaques politiques, il se présente volontiers comme un adepte de la parrêsia : « Foucault a dit, analysant le cas de Socrate, que la parrêsia, […] le courage de dire la vérité, impliquait une punition : l’ostracisme, c’est-à-dire l’expulsion du pays ou la mort, commandée par le tyran qui n’acceptera jamais la vérité. »

Badiou métissé de théologie de la libération

Dans cette quête d’une émancipation et d’une réhabilitation de la singularité, Petro puise à des sources éclectiques. Il s’intéresse, notamment, à l’oeuvre d’Alain Badiou. Plus précisément, à l’insistance sur le caractère révolutionnaire que Badiou reconnaît à l’amour : « l’amour est la révolution », cite le nouveau président colombien sur Twitter. Un Badiou mâtiné dans une certaine mesure de christianisme. Tout sauf un hasard : le parcours de Petro est en partie influencé par la « théologie de la libération », mouvement né en Amérique latine qui vise à rendre aux pauvres et aux exclus leur dignité. Le chef d’État connaît les réflexions d’un des plus importants représentants de ce mouvement, le philosophe argentin Enrique Dussel. Il partage sa conviction que « la philosophie européenne n’est pas universelle » – que la libération passe par une « décolonisation » de la pensée, par un affranchissement de l’Un, de l’universel abstrait, au profit du pluriel.

“Jacques Derrida parle de pardon social, de pardon généralisé. […] Est-il possible que la Colombie après […] deux siècles de guerres perpétuelles, soit arrivée à un moment de pardon social ?”
Gustavo Petro

Un peuple réconcilié sous l’influence de Derrida ?

On reconnaît, dans les linéaments des Tweets, l’importance de la référence à Derrida, chez qui Petro trouve les moyens de penser une véritable rupture de l’ordre établi qui n’implique pas de faire table rase : « Jacques Derrida parle de pardon social, de pardon généralisé. Il dit qu’à certaines époques historiques très rares, une société peut produire l’acte imaginaire, créateur et vertueux d’un grand pardon social pour ses membres.[…] Les pardons sociaux et les révolutions ne se produisent pas tous les jours, mais lorsqu’ils se produisent, ils font bondir la société […] Est-il possible que la Colombie après […] deux siècles de guerres perpétuelles, soit arrivée à un moment de pardon social ? » C’est en tout cas sur ce mode qu’il y a quelques mois, il envisageait sa possible élection : non pas une présidence vengeresse qui entretienne les griefs du passé, mais une présidence de réconciliation : « Le pardon social n’est pas l’impunité, c’est la justice réparatrice. Le pardon social n’est pas une dissimulation, c’est un processus de vérité historique. »

Quelles traces laisseront ces références philosophiques dans la pratique du pouvoir de Petro ? Influenceront-elles sa manière de gouverner ? Difficile à dire, pour l’heure. Une chose est sûre – le cas d’Emmanuel Macron le montre – le passage politique des idées à la réalité n’est jamais évident.