Faut-il un “projet Manhattan” de l’écologie ?

« Un projet Manhattan de la transition écologique » : c’est l’idée que défendent les signataires d’une tribune publiée dans le journal Le Monde en septembre – parmi lesquels le prix Nobel de physique Alain Aspect. Le modèle de projet ayant donné naissance à la bombe atomique peut-il s’appliquer aux défis écologiques ? Analyse.

“Cinq ans après son déclenchement, le projet Manhattan a été une réussite technique sans précédent. Il a embrassé la science la plus avancée de l’époque et a réalisé son industrialisation à grande échelle. […] Si l’homme est capable de telles prouesses pour la destruction, il peut l’être aussi pour le bien commun en temps de paix”

Tels sont les mots des signataires de la tribune, qui invitent à passer à l’action en investissant massivement dans les technologies.

D’après eux, pour prendre à bras le corps la lutte contre le dérèglement climatique, une révolution politico-scientifique s’impose. « 40% des technologies nécessaires à la transition environnementale ne sont pas à un niveau de maturité suffisant », assurent-ils. Un investissement massif sur le modèle du projet Manhattan est donc à leurs yeux « la base scientifique d’un modèle industriel à la fois sobre en ressources, résilient et décarboné que nous appelons à construire ».

L’idée d’un nouveau « projet Manhattan » pour sauver le climat n’est pas entièrement nouvelle. On en trouve la trace dès 2005, par exemple dans l’article « Bush’s Waterlogged » du journaliste Thomas Loren Friedman ainsi que dans un discours de Hillary Clinton donné le 16 septembre au Forum économique mondial. En presque 15 ans, l’analogie entre le projet qui permit la création de la première bombe atomique en quelques années seulement à grand renfort de moyens étatiques, et la résolution de la crise climatique sur son versant technologique n’a pas manqué d’interroger… et de susciter des critiques.

Guerre et paix

Dès 2007, les spécialistes des politiques environnementales Chi-Jen Yang et Michael Oppenheimer (ça ne s’invente pas !) soulignent la non-pertinence de la comparaison dans « A “Manhattan Project” For Climate Change? ». C’est rapprocher, affirment-ils, deux choses en fait très différentes. Le projet Manhattan était un projet par temps de guerre. Sa réussite a été permise par plusieurs facteurs très spécifiques : « centralisation de l’autorité », « importantes subventions gouvernementales », « absence d’ingérence politique » (c’est-à-dire : absence d’interférence de la société civile), etc. « Le prix élevé n’était pas un problème, car le gouvernement était le seul acheteur et la vente était garantie. »

La situation est bien différente avec la crise climatique. Le développement technologique en temps de paix ne répond pas aux mêmes exigences qu’en temps de guerre. « Les groupes d’intérêt, les médias et l’opinion publique jouent tous un rôle important dans la détermination de l’acceptabilité finale d’un produit. » Mais surtout, le produit en question n’est pas destiné seulement à l’État, centralisé dans sa destination : si une technologie doit participer à la résorption de la crise environnementale, elle doit par nature être très largement diffusée. Sa généralisation suppose sa mise en œuvre par des industries privées selon une relation beaucoup moins symbiotique, beaucoup plus lâche, que dans le cas de la bombe, ce qui pose des problèmes évidents. « Étant donné que la technologie doit finalement être utilisée par le secteur privé, aucune vente n’est garantie », ce qui peut limiter l’implication des industries. De plus, dans cette configuration, « le pouvoir de décision est inévitablement dispersé ». Il est beaucoup moins centralisé et donc, en un sens, efficace.