Faut-il rémunérer le travail domestique ? Le débat en 3 questions

200 000 euros. C’est la somme qu’un Espagnol a été condamné à verser à sa femme, pour non-partage des tâches ménagères. La rémunération de ce travail domestique souvent occulté permettrait-elle de résoudre ce problème de répartition, récurrent dans nos sociétés patriarcales, comme le soutiennent certaines penseuses féministes ? Éclairage avec Silvia Federici, Christine Delphy et André Gorz.

Faut-il rémunérer le travail ménager ou domestique qui, encore aujourd’hui, pèse largement sur les femmes ? L’idée n’est pas nouvelle. Elle apparaît chez certaines théoriciennes de la seconde vague du féminisme, dans les années 60 et 70, comme Mariarosa Dalla Costa et Selma James. « Le salaire au travail ménager » est un mot d’ordre de l’époque. La question est abordée dans l’horizon explicite d’une critique du capitalisme : l’accumulation toujours croissante du capital n’est possible que dans la mesure où il repose sur l’exploitation, sur l’appropriation d’un travail gratuit, invisible, effectué par les femmes au sein du foyer.

Plus précisément, le régime de production – de la marchandisation et du salaire – est adossé à un ensemble d’activités de reproduction assurées gratuitement par des femmes dans la sphère domestique (entretien du foyer, éducation des enfants, etc.). Cette exploitation repose sur une dévalorisation et plus encore une dissimulation du travail domestique, qui n’est pas considéré comme travail, et qui devrait donc l’être dans un modèle social égalitaire. Silvia Federici, autrice marxiste et féministe italienne, affirme ainsi :

“Le travail domestique doit être considéré comme une activité rémunérée, car il contribue à la production du travail et produit du capital, rendant ainsi possible toute autre forme de production”

Silvia Federici

L’idée de rémunérer un tel travail ne va cependant pas de soi. Le travail domestique est-il une profession comme les autres ? Qui devrait rémunérer cette activité ? Et ce système ne risque-t-il pas de maintenir les femmes dans une position d’inégalité ? Examinons ces trois arguments.

Valeur d’usage, valeur d’échange : le travail domestique est-il vraiment un travail comme les autres ?

Si la pensée de Silvia Federici se veut une relecture féministe de Marx, ses conclusions sur la rémunération du travail domestique ont été largement critiquées par certains intellectuels marxistes. Au cœur de ces critiques, différents auteurs pointent du doigt une incompréhension de la nature du salaire, c’est-à-dire de la « valeur de la force de travail ». Dans l’analyse marxiste, l’entreprise achète une force de travail à un prix déterminé sur le marché du travail, dont elle tire des biens et des services qu’elle vend sur différents marchés. Le prix, monétaire, du travail comme des biens vendus est une question de « valeur d’échange ». C’est une marchandise comme une autre.

Or, précisément, le travail domestique ne produit pas de valeur d’échange. Ce qui est l’objet de ce travail possède seulement une valeur d’usage. « Je peux fabriquer une paire de chaussures, mais si elle sert à un usage personnel, alors il s’agit d’une simple valeur d’usage […] Ce n’est que lorsque j’emmène les chaussures sur le marché pour les vendre qu’elles deviennent des marchandises avec une valeur d’échange », écrit l’essayiste David Rey dans son article « Le travail domestique est-il un travail “non rémunéré” ? » (2021). Le problème posé par la rémunération du travail domestique ne tient pas à la nature des activités domestiques, rabattues sur les tâches reproductives, qui n’entreraient pas dans le cadre strict de l’économie productive. Les femmes au foyer produisent des choses. Et à l’inverse, de nombreuses femmes vendent, sur le marché du travail, des services reproductifs (soin aux personnes âgées, aux enfants, ménage, etc.)