Le poids des chiffres

Le poids des chiffres

Des chiffres de la croissance à ceux du chômage, du PIB au taux d’endettement des ménages, des statistiques des joueurs de la NBA aux notes des films sur Allociné… les chiffres envahissent nos vies quotidiennes, comme s’ils disaient tout de nous, de notre condition sociale présente et à venir, de nos performances et de nos peurs. Comme le racontait l’an dernier le romancier Yves Pagès dans son inventaire de statistiques improbables, Il était une fois sur cent. Rêveries fragmentaires sur l’emprise statistique (La Découverte, coll. Zones, 2021), les chiffres se sont déployés bien au-delà de l’économie, jusque dans la gestion des politiques publiques, obsédées par les classements sophistiqués concernant l’éducation, la recherche, la santé. Les chiffres nous encadrent autant qu’ils nous cadrent, nous informent autant qu’ils nous alertent, nous conseillent autant qu’ils nous éclairent. Ils nous écrasent aussi. Omniprésents, les chiffres sont aujourd’hui le moyen réputé le plus objectif de décrire la réalité et de choisir. « Dans tous les domaines, le recours à la mesure et à la quantification constitue désormais un mode privilégié de description, de preuve, de prévision et de décision », observe Valérie Charolles dans son nouvel essai, Se libérer de la domination des chiffres. Un livre qui prolonge une enquête philosophique inaugurée en 2008 avec Et si les chiffres ne disaient pas toute la vérité ?, également paru aux Éditions Fayard. « On peut rendre compte de tout sous forme de chiffres. Il en va du PIB comme de nos émotions, lorsqu’on nous demande par exemple de les rapporter à une échelle de 1 à 10 », analyse-t-elle au cœur d’une réflexion approfondie sur ce que les chiffres disent de nous, et surtout, sur ce qu’ils ne disent pas de nous. Comment comprendre que les chiffres soient devenus notre grille de lecture privilégiée du monde ? Que le fait d’accoler une quantité à un fait lui donne un statut ? Dans tous les domaines, « les chiffres ne nous permettent pas seulement de décrire la réalité, ils lui donnent sens et orientent notre façon de voir et d’agir ». Les chiffres s’imposent comme l’argument le plus solide pour asseoir une décision. Cette solidité n’est pourtant qu’un faux-semblant ; car la performativité et l’objectivité apparente des chiffres ne résistent pas à un examen attentif, affirme la philosophe, pour qui « l’impression que les chiffres s’organisent d’eux-mêmes, sans nous, même s’ils portent sur nous » mérite une déconstruction méthodique.