Épreuves de force
Prôner la modération, est-ce paver la voie du consensus mou ? Ne faut-il pas plutôt nourrir l’opposition démocratique quitte à trancher le débat selon une logique partisane ? Bref, doit-on éviter le conflit ou l’organiser ? Les philosophes proposent trois options.
Pourquoi les grandes enseignes sont-elles ouvertes et pas les petits commerçants ? Les vendeurs de téléphone mais pas les librairies ? Pourquoi ouvrir les cantines mais fermer les théâtres ? En essayant de concilier le souci de la santé et celui de l’économie, en distinguant les commerces essentiels et non essentiels, les directives adoptées pour le second confinement ont attisé les revendications. Elles ont nourri la division, sinon la défiance, là où une décision ferme et sans nuance, au mois de mars, avait été plutôt bien acceptée. Comment le comprendre ? Ce mécontentement est-il la conséquence de ces concessions ou, au contraire, d’un manque de discernement, d’une décision qui semble d’autant plus arbitraire qu’elle est verticale ? L’exercice de la nuance favorise-t-il l’accord ou entretient-il la division ? La démocratie vit-elle d’une série de compromis ou d’oppositions tranchées ? La philosophie politique offre au moins trois grandes options.
L’option dialogique/Construire un terrain d’entente
Pour affronter ces questions, je me suis d’abord tourné vers Raphaël Enthoven, qui s’engage volontiers dans la dispute. « Que la nuance soit essentielle, c’est évident. Que nous luttions “justement pour des nuances, mais des nuances qui ont l’importance de l’homme même”, comme dit Camus dans les Lettres à un ami allemand, je ne vous l’apprends pas. Mais j’aimerais ajouter une distinction entre la nuance et la pondération. On écrase souvent l’idée que l’on se fait de la nuance sous le comportement de celui qui, devant un événement, refuse de s’engager au nom d’une attitude plus réfléchie. Prenons l’exemple des caricatures du prophète. Où se trouve l’enseignement de la nuance en la matière ? Dans la distinction entre le blasphème et l’offense, entre la critique et la détestation. Ce sont ces nuances dont parle Camus, celles qui permettent le débat. En revanche, elles n’ont rien à voir avec la volonté de se tenir en surplomb. Relativiser pour ne provoquer personne, ce n’est pas tenir une position nuancée mais, au contraire, assumer une position neutre et une lâcheté érudite. La neutralité sert les intérêts du pire. »
Faut-il en conclure que la nuance dans la pensée peut, sinon doit, se prolonger dans la radicalité de l’action ? Comment concilier ainsi la finesse dans la réflexion et le souci de s’engager ? « L’intranquillité dans la nuance, le refus de savoir, n’est pas de nature à décourager l’action, poursuit Raphaël Enthoven. On agit toujours au bénéfice du doute, sans attendre d’avoir une certitude. Cependant, une action n’est pas radicale de la même façon quand elle entend annihiler celui qui n’est pas du même avis ou quand elle exerce sa liberté, de peur qu’on ne la ronge. Il n’y a pas de liberté hors de son usage. L’enjeu n’est donc pas de défendre une opinion contre une autre, mais de ménager la possibilité pour toutes les opinions de coexister. Sur les réseaux sociaux, aussi. Je ne vois pas de contradiction entre la nuance et la concision. Sur Twitter, une idée claire qui ne tient pas en 280 signes est une idée bancale, un paradoxe qui ne tient pas en 280 signes est une fabrication. Dans les dialogues de Platon, les répliques sont rarement plus longues. Le paradigme, devenu un snobisme, selon lequel l’intellectuel se dévergonde en allant dans les médias, remonte aux années 1980 quand l’alternative était Bernard-Henri Lévy ou Jacques Derrida. Aujourd’hui, aller dans les médias, c’est injecter de la médiation dans un univers hanté par l’immédiat. Le consensus porte sur la nécessité de persister en démocratie, ce qui n’est possible qu’à condition de préférer le conflit à l’unanimisme. On a besoin pour cela d’une école du dissensus. C’est d’autant plus important que notre démocratie n’a plus le contrepoint d’une adversité sombre et objective, comme l’URSS autrefois. Nous végétons dans une démocratie qui risque (dans tous les sens du terme) d’être à elle-même sa propre fin. Si nous cédons à la tentation de nous opposer plutôt que de nous contredire, à la fin, toute critique d’une décision gouvernementale prendra la forme d’une contestation de la démocratie elle-même. Mais cette pratique de la nuance n’est pas spontanée, elle demande un travail réflexif, à la charge du pédagogue. Il faut partir du principe que nous sommes rationnellement perméables à la nuance. » Ainsi, la nuance n’est ni la finasserie ni l’inaction. Elle n’est pas plus synonyme de tergiversation, car la précision n’est pas contraire à la concision. Cette école de la nuance, défendue depuis les philosophes des Lumières jusqu’à Jürgen Habermas, fait de la raison dialogique le ressort d’un conflit encadré par les règles de la discussion, qui donne à nos passions démocratiques la forme d’une argumentation et permet de s’opposer radicalement à l’adversaire sans y voir un ennemi. Cependant, cette croyance dans notre « perméabilité » à la raison n’occulte-t-elle pas la dimension passionnelle et non raisonnable de la sphère publique ? Quel est finalement le lieu de la démocratie, l’agora ou le ring ?
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