Envoyer une lettre d’amour dans l’espace

En remontant vers Pigalle à vélo ce matin, je lis, à l’arrière du bus devant moi, cet intriguant message : « Expédiez votre lettre d’amour dans l’espace ». Je sors mon téléphone et capture l’image, en déséquilibre, avant que le véhicule ne s’éloigne avec sa proposition mystérieuse. Arrivé au journal, renseignement pris, j’apprends donc qu’il s’agit de la nouvelle campagne du site de rencontres AdopteUnMec : du 8 février au 1^er mars, les amoureux transis sont invités à écrire leur lettre d’amour à l’élu(e) de leur cœur, à un ami et même à eux-mêmes, selon le modèle du « self-love ». Au terme d’un concours public, 1 000 d’entre ces épîtres seront sélectionnées et envoyées, en novembre, à bord de la fusée Falcon 9 de SpaceX à destination de la Station spatiale internationale. Après six mois en orbite et cent millions de kilomètres parcourus, ces lettres reviendront sur Terre, embaumées de la magie de leur détour par les astres, pour être distribuées à leur destinataire, frappées d’un certificat de voyage dans l’espace. Réactivation cosmologique de la lettre à une inconnue jetée à la mer… ou subversion publicitaire du romantisme ? Je me suis replongé dans les Fragments d’un discours amoureux (Tel Quel, 1977) de Roland Barthes pour lever le trouble.

La lettre d’amour, adresse à l’étoile inconnue

« Madame, sous vos pieds, dans l’ombre, un homme est là
Qui vous aime, perdu dans la nuit qui le voile ;
Qui souffre, ver de terre amoureux d’une étoile ;
Qui pour vous donnera son âme, s’il le faut ;
Et qui se meurt en bas quand vous brillez en haut. »

C’est peut-être avec les mots que Victor Hugo prête à Ruy Blas lorsqu’il s’adresse à la reine que les futurs correspondants d’AdopteUnMec déclameront leur amour depuis la Terre à l’étoile de leur cœur. Ou avec ceux du romantique, qui jette une bouteille d’eau à la mer en déclarant son amour à une inconnue ? Dans ses Fragments d’un discours amoureux, Roland Barthes soutient qu’écrire une lettre à son amoureux ou à son amoureuse, c’est être amené à reconnaître l’inconnue (au sens mathématique) qui est inhérent à l’amour. « L’autre est en état de perpétuel départ, de voyage ; il est, par vocation, migrateur, fuyant ; je suis, moi qui aime, par vocation inverse, sédentaire, immobile, à disposition, en attente, tassé sur place, en souffrance, comme un paquet dans un coin perdu de gare. L’absence amoureuse va seulement dans un sens, et ne peut se dire qu’à partir de qui reste – et non de qui part : je, toujours présent, ne se constitue qu’en face de toi, sans cesse absent. »

Comment manipuler l’absence ?

Ne supportant pas l’absence de l’Autre, l’amoureux cherche à la « manipuler » pour réduire la distance qui l’en sépare. « L’absence dure, il me faut la supporter. Je vais donc la manipuler : transformer la distorsion du temps en va-et-vient, produire du rythme, ouvrir la scène du langage (le langage naît de l’absence : l’enfant s’est bricolé une bobine, la lance et la rattrape, mimant le départ et le retour de la mère : un paradigme est créé). L’absence devient une pratique active, un affairement (qui m’empêche de rien faire d’autre); il y a création d’une fiction aux rôles multiples (doutes, reproches, désirs, mélancolies). Manipuler l’absence, c’est allonger ce moment, retarder aussi longtemps que possible l’instant où l’autre pourrait basculer sèchement de l’absence dans la mort. » N’est-ce pas précisément ce que propose le dispositif mis en place par le site AdopteUnMec ? Par le long détour astral, j’embarque l’Aimé dans une épopée cosmique fictive qui va étirer le temps et l’espace entre nous. Et faire durer la possibilité de l’amour.

Le modèle tactique versus le modèle romantique

En réalité, il s’agit ici d’un artifice gratuit et calculé, où la part de l’inconnue est drastiquement réduite : le temps et le coût de l’entreprise sont intégrés dans une campagne publicitaire, et il s’agit d’adresser une lettre qui arrivera en temps et en heure à son destinataire. La lettre dans l’espace se rapproche davantage du modèle de la « correspondance tactique » que Barthes repère chez Merteuil dans Les Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos : « La marquise n’est pas amoureuse ; ce qu’elle postule, c’est une correspondance, c’est-à- dire une entreprise tactique destinée à défendre des positions, à assurer des conquêtes ; cette entreprise doit reconnaître les lieux (les sous-ensembles) de l’ensemble adverse, c’est-à-dire détailler l’image de l’autre en points variés que la lettre essaiera de toucher (il s’agit donc bien d’une correspondance, au sens presque mathématique du terme). » Or, oppose Barthes, la vraie lettre amoureuse « n’a pas de valeur tactique : elle est purement expressive. Ce que j’engage avec l’autre, c’est une relation, non une correspondance ». Soucieux d’anticiper les critiques écologiques, AdopteUnMec a d’ailleurs précisé que « l’envoi des lettres n’ajoute aucun coût carbone supplémentaire et contribue à la recherche scientifique et au ravitaillement des astronautes. » Ou comment donner le dernier mot à la tactique, amoureuse et commerciale.