En Éthiopie, la guerre des cultures politiques
Depuis plusieurs mois, l’Éthiopie fait face à une rébellion armée des Tigréens. Tout a commencé en novembre 2020, lorsque le Premier ministre éthiopien Abiy Ahmed a accusé cette ethnie du nord du pays de vouloir faire sécession, et a lancé une opération militaire. Peu à peu, le rapport de force s’est inversé. Des milliers de morts et deux millions de déplacés plus tard, l’armée tigréenne s’est rapprochée d’Addis-Abeba, la capitale du pays, où siège le pouvoir central. Elle a finalement annoncé lundi se retirer de certaines régions pour laisser passer l’aide humanitaire. Si le conflit en Éthiopie a une dimension ethnique, ce sont aussi des cultures politiques divergentes qui s’affrontent et attisent la guerre civile. Explications.
Pour comprendre la situation actuelle de l’Éthiopie, il faut remonter loin dans le temps. Dès le Moyen Âge, mais surtout à partir du XIXe siècle, face à la pression coloniale en particulier, la monarchie engage un mouvement unificateur. Comme le note l’historien Éloi Ficquet sur France Culture, qui a codirigé Understanding Contemporary Ethiopia (2015), l’Éthiopie se pense alors comme la « restauration de la monarchie d’Israël ». Ce mouvement centralisateur s’accompagne d’une domination croissante des populations centrales – essentiellement les Amharas (littéralement, « hommes de bien »), qui représentent 20% de la population – sur les cultures périphériques peu à peu intégrées au royaume. Les Oromos (35%) au sud-est et les Tigréens (6%) au nord, notamment, considérés comme « archaïques » face aux efforts modernisateurs du pouvoir.
Les choses se renversent après la dictature socialiste (1975-1991). Le Front démocratique révolutionnaire du peuple éthiopien, coalition multi-ethnique, initie une politique de décentralisation. L’Éthiopie est divisée en neuf régions et devient une République fédérale. Les Tigréens, qui occupent une place très forte dans l’armée, prédominent avant de se retirer en partie de l’administration centrale. Les choses changent lorsqu’en 2019, le nouveau Premier ministre Abiy Ahmed, d’origine oromo, fusionne la coalition au pouvoir en un seul « parti de la prospérité », qui marginalise les Tigréens. Les tensions actuelles sont les héritières de ce revirement. Si elles ont une composante ethnique, il s’agit plus fondamentalement d’un affrontement entre des cultures politiques différentes.
- Les Amharas cherchent à renouer avec le projet « monarchique impérial unificateur » qui a prédominé au cours de l’histoire éthiopienne. Ce qui supposerait de revenir sur le fédéralisme du pays.
- Les Oromos (majoritaires) possèdent une autre culture politique. Elle se fonde sur « un système de rotation générationnel […] qui peut être considéré comme démocratique, selon Éloi Ficquet. Il propose une forme d’organisation de mandats à échéance admises, avec des rituels tous les huit ans pour le transfert des charges. » La position des Oromos dans le conflit actuel est ambivalente. C’est un Oromo, Abiy Ahmed, qui est Premier ministre et mène la lutte contre les Tigréens au nom d’une approche plus centralisatrice. Mais il n’a pas le plein soutien des Amharas (qui ont tenté un putsch contre lui en 2019). Et une partie des Oromos, l’Armée de libération oromo, hostile aux velléités hégémoniques des Amharas, se range aujourd’hui du côté des Tigréens et réclame l’indépendance de l’Oromiya.
- Les Tigréens se fondent, de leur côté, sur un « modèle politique extrêmement communautaire, avec des pouvoirs locaux » puissants : un système clanique avec des droits coutumiers, où les décisions sont prises sur le mode de la palabre, une discussion démocratique directe.
Les Tigréens, qui ont cru un temps à la possibilité d’un État fédéral garantissant leur autonomie et la spécificité de leur mode de vie, doutent de plus en plus de la possibilité d’une coexistence pacifique. C’est en partie la raison pour laquelle ils prennent les armes aujourd’hui contre le pouvoir central, comme en son temps l’Érythrée, devenue un État indépendant en 1993. Une partie des Tigréens envisage d’ailleurs la possibilité de mettre en place un « grand Tigrée », avec un accès à la mer, ce qui ne pourrait se faire sans une nouvelle flambée de violence. Le séparatisme n’est pas encore considéré comme la seule option et le repli des rebelles tigréens donne un moment de répit, dans un pays où des centaines de milliers de gens sont menacés par la famine. Mais une sortie de crise pérenne ne semble toujours pas d’actualité.
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