Éloge de la curiosité
Et si, dans la période de confinements et de couvre-feux que nous traversons depuis un an déjà, nous avions renoncé à l’une des plus belles facultés humaines, la curiosité ? Dans nos univers réduits, nous avons du mal à nous détacher du connu, du familier. Or il ne dépend que de nous, affirme la philosophe Laurence Devillairs, pour « retrouver le débordement, la joyeuse soif de connaître ». Plaidoyer pour la plus exaltante des qualités.
La tribune de Laurence Devillairs
« Désormais, nous savons que le monde peut changer. C’est ce que cette période éprouvante nous aura appris. Et parmi les changements que notre manière de vivre, “distancielle”, confinée ou semi confinée, a apportés, il y a sans doute la disparition de la curiosité. Dans l’univers réduit de la pandémie, nous sommes continuellement plongés dans la répétition du même : les mêmes sujets de discussion, les mêmes débats, en boucle. Sans doute est-ce dû à l’information en continu concernant l’état de santé de la nation ; peut-être aussi que s’entourer de choses ressassées rassure, en donnant le sentiment d’être en terrain connu, de maîtriser la situation, de ne pas être totalement démunis et désemparés. Mais cela ennuie terriblement aussi.
On assiste en effet plus qu’auparavant à une concentration et à une amplification des mêmes centres d’intérêt : l’accessoire, relayé à satiété, prend des allures d’essentiel, et l’essentiel est galvaudé jusqu’au cliché. On sur-consomme ce qui est à disposition : le dernier Goncourt, qui n’est cependant pas ce qu’il y a de plus rassasiant, l’ultime déclaration d’Untel, l’avant-dernière polémique… Le cloisonnement de nos journées, avec couvre-feu et autres barrières sociales, devrait, à l’inverse, faire de nous, par réaction, des aventuriers, des audacieux – des curieux. Car le seul remède à cette monogamie culturelle, c’est la curiosité.
Rien à voir avec le sensationnel, l’anecdotique monté en épingle, le mouvement perpétuel du nouveau à tout prix. L’étymologie du terme de curiosité renvoie au contraire au souci, au fait d’“avoir cure” : la curiosité, c’est le soin pris à se rendre attentif, et c’est davantage un effort qu’une quête de l’exotique. C’est la capacité à cultiver un peu d’inconnu, un soupçon d’iconoclasme dans le règne de l’uniformité. C’est faire un pas de côté, en dehors des clous, de ce fameux mainstream, qui a cours tout le temps et partout. Ce n’est pas seulement penser à autre chose qu’à la pandémie ; c’est s’aventurer à penser tout seul, sans boussole ni réseau, loin des routes balisées.
Mais nous n’aimons rien tant que connaître ce que nous connaissons déjà, et diffuser ce qui est qui a déjà été pensé. Il nous faudrait au contraire lutter contre l’uniformité de nos jours semi confinés en allant à la rencontre de ce qu’on ne sait pas, de ce qui dérange, déroute, dépayse. La curiosité est précisément cette disponibilité pour autre chose, cette liberté d’arpenter en solitaire des territoires peu fréquentés. Car ce qui est liberticide, ce qui tue l’intelligence et la santé, c’est tout ce qui rétrécit : le débattu, le recommandé, le rabâché enferment tout aussi sûrement que l’urgence sanitaire.
Saint Augustin voyait dans la curiosité une dangereuse libido, une pulsion de savoir, qui fait tout tenter, tout éprouver et tout rechercher, sans critère d’utilité. Mais c’est justement le fait de dépasser les limites de ce qui se dit et s’entend qui fait le plaisir. C’est par cette curiosité qu’on forge ses goûts, qu’on arme son jugement. C’est par elle que s’acquiert la confiance en soi, plus que par le dialogue, qui le plus souvent n’est que la juxtaposition d’opinions, le fait d’opposer des idées bien arrêtées à d’autres, tout aussi obstinées.
La curiosité écoute, elle ne débat pas. Après l’ère de la post-vérité, on pourrait ainsi en appeler à un âge de la curiosité. Et alors retrouver le débordement, la joyeuse soif de connaître d’un humaniste comme Rabelais, qui donnait pour seule consigne d’éducation de ne rien négliger, de ne jamais se contenter de ce que l’on sait : “Très cher fils, quant à la connaissance des faits de nature, je veux que tu t’y adonnes avec curiosité : qu’il n’y ait ni mer, ni rivière dont tu ne connaisses les poissons ; toutes les pierreries d’Orient et du Midi, que rien ne te soit inconnu. Mais, parce que science sans conscience n’est que ruine de l’âme […]”, et caetera (Pantagruel, 1532). »
Indignée par les révélations du rapport Sauvé sur les crimes et délits sexuels sur mineurs dans l’Église catholique, la philosophe chrétienne…
La série « Westworld », dont la troisième saison vient d’être diffusée aux États-Unis sur la chaîne HBO, met en scène des robots…
Un inconnu célèbre : voici La Rochefoucauld, un oublié de l’histoire de la philosophie du XVIIe siècle, et pourtant sérieux rival de…
La philosophie doit-elle aider à nous consoler face aux difficultés de la vie, ou plutôt nous bousculer dans nos existences ? Pour la philosophe…
S’inspirant des légendes et des réalités de la vie aquatique, Laurence Devillairs propose un traité de sagesse pratique dans sa Petite Philosophie…
« Se moquer de la philosophie, c’est vraiment philosopher », écrit Pascal. Fustigeant les philosophes et leur amour du vrai, il leur répond que l’homme abhorre la vérité. Parce que rien ne parvient à lui faire oublier la…
On en vantait “la Bonne Âme”, le metteur en scène Jean Bellorini revient avec les “Paroles gelées” du bon Rabelais, au Théâtre du Rond-Point jusqu…
En s’inspirant de La Peste (1947) de Camus, le politologue bulgare Ivan Krastev se demande si la crise du Covid-19 s’effacera de nos mémoires…