Élisabeth Badinter, Claude Habib. Cherchez la femme !

Claude Habib, propos recueillis par Martin Legros publié le 14 min

En France, les femmes travaillent… et font plus d’enfants que dans le reste de l’Europe. Si les philosophes Élisabeth Badinter et Claude Habib s’en félicitent, elles s’opposent sur l’essentiel. Pour l’une, les femmes doivent refuser la tyrannie de la maternité ; pour l’autre, être mère reste le foyer de l’identité féminine. Quarante ans après l’émergence du féminisme, elles cherchent à définir la nouvelle Ève.

Dans le salon du « Germain », rue de Buci à Paris, nous nous sommes installés, le photographe et moi – deux hommes – devant le buste, jaune pétant, de la monumentale statue de femme qui traverse le lieu. Son visage anguleux semble regarder l’avenir. Pour donner corps à la femme de demain, nous avons convié deux philosophes : Élisabeth Badinter et Claude Habib.

Pour la première, qui vient de publier un essai-choc, Le Conflit. La femme et la mère, une révolution conservatrice est en cours qui remet la maternité au cœur du destin féminin. Avec cette conséquence paradoxale : en Allemagne, en Angleterre ou au Japon, où le maternage repose sur les femmes, elles sont de plus en plus nombreuses à renoncer à faire des enfants. Tandis qu’en France, où elles peuvent concilier vie professionnelle et maternité, le taux de fécondité se maintiendrait à son niveau d’équilibre. Défendant un modèle qui ne les réduit pas au statut de mère, Élisabeth Badinter voit poindre, derrière la « grève des ventres », un espoir : celui d’une nouvelle identité de la femme qui s’affirmerait en dehors de sa condition « naturelle » de reproductrice. Face à elle, Claude Habib, ancienne féministe en rupture de ban, professeur de lettres à la Sorbonne nouvelle, s’inspire des classiques pour repenser la différence sexuelle. Cette admiratrice de Rousseau fait fi de tous les interdits idéologiques pour penser sans tabou l’expérience du féminin. Avec un respect amical et une grande sincérité, elle a tenu tête à la grande conscience morale du féminisme. Arc-boutée sur ses notes, déterminée, elle n’a pas craint de se livrer. Elle qui n’a pas eu d’enfants maintient l’idée d’un lien indéfectible entre féminité et maternité. Face à cet étonnant duel autour de la femme de demain, mon comparse et moi ne bronchons pas, même quand la question du désir de l’homme est convoquée. Nous sommes abasourdis par leur capacité d’être si pacifiquement désunies. Comme le dit Élisabeth Badinter, « le front uni des femmes a volé en éclats ». Le photographe murmure, à propos de la statue, « c’est peut-être le secret de la beauté de ce visage, qu’il soit éclaté ».

 

Élisabeth Badinter : Nous vivons une régression de la place de la femme dans la société. Depuis trente ans, une idéologie s’est installée, dont l’objectif est de remettre la maternité au cœur du destin féminin. Cette idéologie est d’autant plus insidieuse qu’elle est souterraine. À aucun moment, on n’a proclamé que les femmes devaient renoncer aux libertés conquises dans les années 1960 et rentrer dans leur foyer pour se consacrer à leurs enfants. Mais à l’aide d’allocations et de conseils en tout genre, on les a encouragées à rester chez elles, à allaiter le plus longtemps possible. Et on a vu réapparaître l’idée d’une nature féminine, liée à la gestation et au maternage.

 

Claude Habib : Je ne partage pas ce diagnostic. Si l’on reparle de la nature féminine aujourd’hui, ce n’est pas parce que s’est opérée une alliance secrète entre réactionnaires, écologistes et catholiques. C’est parce que le socle idéologique des années 1960 a craqué. À la suite de Beauvoir, on a beaucoup répété que les femmes sont des individus comme les autres, qu’il n’y a pas plus de différence entre un homme et une femme qu’entre deux individus, hommes ou femmes. On a élevé un interdit de pensée sur la différence sexuelle : quoi qu’on dise à ce propos, cela pouvait être utilisé contre les femmes, il ne fallait donc pas en parler. C’est cet interdit qui a sauté.

 

É. B. : Les magazines dissertent sur notre instinct maternel, les pédopsychiatres nous découvrent de nouvelles responsabilités, les nouveaux courants féministes font de la maternité l’expérience cruciale autour de laquelle se cristallise notre identité, des philosophes américaines font de notre aptitude au soin et à la sollicitude le socle d’une éthique spécifique. Je ne vois pas là un interdit qui se lève, mais une régression intellectuelle. À l’origine de ce retour en arrière, je constate une triple crise : la crise économique, qui a renvoyé les femmes chez elles ; la crise de l’égalité, qui fait qu’elles continuent d’assumer les tâches ménagères et de gagner moins ; la crise identitaire, qui a miné la différence des rôles et ouvert la question d’une redéfinition du féminin. Face à ces incertitudes, la tentation était grande d’en revenir à la nature…

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