“Don’t Look Up”, le film qui “réalise” la prophétie de Baudrillard

Cet article révèle des éléments-clés de l’intrigue et notamment son dénouement.

Que nous est-il arrivé ?

« Arrêtez avec votre amabilité de merde. Tout n’a pas à être plaisant ou distrayant. Parfois, il faut pouvoir se dire les choses et les entendre. Je déclare une nouvelle fois qu’un astéroïde gigantesque est bien en train de se diriger vers la Terre. Nous savons qu’il existe parce que nous l’avons vu de nos propres yeux, avec un télescope. On l’a pris en photo, nom de Dieu ! Ça ne vous suffit pas, comme preuve ? Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ? Si l’on n’arrive pas à reconnaître qu’une comète géante de la taille du mont Everest qui dégringole vers notre planète n’a rien d’une putain de bonne nouvelle, alors, bon Dieu… que nous est-il arrivé ? » Lorsqu’il fait cette sortie fracassante sur le plateau d’un des « shows » d’information les plus regardés de la télévision américaine, le professeur Mindy (Leonardo DiCaprio), astronome qui a découvert avec sa doctorante, Kate Dibiasky (Jennifer Lawrence) la comète en train de foncer vers la Terre, se pose la question autant à lui-même qu’aux téléspectateurs. C’est qu’il a tenté, sans succès, d’alerter tout le monde : les politiques, en la personne de la présidente des États-Unis – une sorte de Donald Trump au féminin interprétée par Meryl Streep, plus soucieuse de son image et de sa réélection que de l’avenir de l’humanité –, mais aussi les scientifiques, divisés et pris dans des logiques de compétition, ainsi que les médias, qui préfèrent faire le buzz avec la vie sentimentale des starlettes comme Riley Bina (Ariana Grande), dont la rupture et la réconciliation en direct avec son petit ami, un DJ en vogue (Kid Cudi), focalisent l’attention. Or le nouveau public de cet espace médiatique saturé par la logique du divertissement et du commentaire ne veut rien savoir de l’inquiétante menace. Lorsque la nouvelle de la future collision cosmique émerge au sein de ce microcosme, c’est pour être aussitôt neutralisée sous les traits d’un simple « signe » (des angoisses personnelles du professeur Mindy, des obsessions de son étudiante, de la volonté de pouvoir de la présidente, des élucubrations des scientifiques, etc.). Comme si rien ne pouvait venir perforer la bulle constituée par le réseau infini des messages et des images, souvent inconsistants, qui tournent en boucle sur les réseaux et empêchent la société de voir et d’entendre les véritables menaces qui pèsent sur elle. Aussi, pour secouer les esprits, et parce qu’il n’est pas tout à fait indifférent à la nouvelle notoriété médiatique qui est la sienne, Mindy a-t-il d’abord accepté de se compromettre avec le système… pour lui faire admettre la vérité. Sauf que, peu à peu, il se laisse prendre au jeu : devenu et l’amant de l’animatrice de l’émission télé (Cate Blanchett), et le conseiller scientifique de la présidente des États-Unis, il va jusqu’à pactiser avec le diabolique Peter Isherwell (Mark Rylance), transhumaniste allumé qui a fait fortune dans le numérique en développant un nouveau logiciel basé sur une intelligence artificielle à même de décrypter et de soigner les émotions négatives de ses utilisateurs. Grâce à sa proximité avec la présidente dont il a financé la campagne, Isherwell parvient à suspendre la mission de la Nasa pour détruire la comète à coups de missiles nucléaires et à lancer une mission privée destinée à extraire, avant la collision, les précieux minéraux que contient l’astéroïde… sans oublier de fabriquer une navette secrète pour emmener les plus nantis fonder un nouvel Eden sur une autre planète, au cas où les choses tourneraient vraiment mal sur Terre. Et de fait, elles tournent mal. Mais la catastrophe qui survient tient davantage de la logique collective du déni qui s’est mise en place que de l’action maléfique de ces acteurs influents. Là est le véritable enjeu : dans cette cécité volontaire et collective à l’endroit de la menace qui s’approche. À mesure que la comète commence à apparaître dans le ciel, la société se polarise entre la minorité de ceux qui admettent peu à peu son existence et la majorité qui préfère se soumettre à l’injonction de la présidente : « Don’t look up ! », « Ne regardez pas le ciel ! » Comme si toute une société décidait de ne pas voir ni penser ce qui lui advient. D’où la question du professeur Mindy, formulée avant même que ne survienne la catastrophe : « Que nous est-il arrivé ? »