Crépol : la campagne attaquée par la ville ?

« Sur le site internet de la commune de Crépol (26), dans la Drôme (550 habitants), on voit la photo d’un village plat et droit, calme et sans pittoresque. À côté des conseils pour se protéger du moustique tigre, une vignette indique que l’on peut rendre hommage, devant la mairie, à Thomas, adolescent tué ici à coups de couteau par d’autres jeunes il y a dix jours. Cette sobriété contraste avec l’émoi et les polémiques soulevées par ce meurtre. Ce matin, il m’a suffi de passer une demi-heure sur BFMTV pour entendre Olivier Véran avertir, en visite à Crépol, du “risque d’un basculement de notre société”, et des députés s’écharper autour d’une “expédition punitive pour tuer des enfants blancs dans des villages” (c’est le RN Laurent Jacobelli qui parle). Pourquoi un tel effet ?

Le drame est survenu à l’issue d’une fête, à Crépol donc, samedi 18 novembre. D’après ce que l’on sait, des jeunes hommes venus de Romans-sur-Isère, à vingt minutes de voiture, ont attaqué à l’aide de couteaux d’autres adolescents, peut-être pour un motif futile (l’un d’eux se serait fait traiter de fille – mais l’enquête ne fait que commencer). Thomas, 16 ans, en est mort. Tragédie, malheureusement banale, de fin de bal ? Pas pour le porte-parole du gouvernement : “Ce n’était pas un fait divers, ni une rixe […] Ce n’était pas une bagarre ; des personnes étaient venues pour agresser gratuitement.” Olivier Véran fustige également l’extrême droite – qui cherche à exploiter cette affaire en insistant sur les prénoms à consonance arabo-musulmane des jeunes mis en examen – comme les militants identitaires, qui se sont ligués à Romans-sur-Isère ce week-end pour en découdre – l’un d’eux a d’ailleurs été agressé. Bref, suggère-t-il, fidèle à la ligne tracée par le président de la République, ensauvagement il y a (ce n’est pas juste un fait divers), mais l’ordre doit s’imposer face à ceux qui rêvent de guerre civile (les extrêmes). Il faut surtout éviter que cela dégénère, quelques mois après les émeutes des banlieues et en période de tension maximale due au conflit israélo-palestinien.

Si l’emballement est si puissant, c’est aussi, je crois, en raison de sa charge symbolique. Les mots décisifs, ici, sont ceux du contexte du drame : une fête de village. Selon le scénario que beaucoup se font de cette soirée, des jeunes ruraux s’amusaient paisiblement quand une bande des cités a débarqué et les a agressés pour les assassiner. La ville, dans ce qu’elle a de plus chaotique et malfaisant (misère, délinquance, trafic de drogue, criminalité…) attaque la campagne. Dans notre imaginaire, c’est l’essence de la France, vieille nation paysanne, qui se trouve ainsi menacée. Ce fantasme charrie une antinomie éthique entre la pureté de la vie rurale et la supposée perversion citadine. Dans son Discours sur les sciences et les arts (1751), Jean-Jacques Rousseau oppose déjà la vertu rustique des paysans à la vaniteuse perversité des citadins. L’humilité face à aux aléas de la nature, la patience, la sobriété, le sens de la mesure, la vigueur, le soin des animaux, des plantes et d’autrui, l’ancrage dans une communauté, une terre et un passé sont autant de qualités que Rousseau, mais aussi Virgile dans Les Géorgiques ou Michelet dans Le Peuple, prêtent à une ruralité censée conserver la simplicité de notre civilisation agricole. Celle-ci serait aujourd’hui menacée par le consumérisme, la violence, le déracinement des urbains.

Cette opposition est caricaturale. Mais je pense qu’elle explique la force de l’émotion ressentie. C’est d’ailleurs sur cet imaginaire ancien que se branche le discours de l’extrême droite pour prétendre que les maux de l’immigration se déversent désormais dans des territoires jusque-là protégés. Écoutez les dirigeants du RN. Ils insistent par exemple régulièrement sur les projets d’installation des migrants dans les communes rurales. À leurs yeux, ce serait la réalisation même du prétendu “grand remplacement”, qu’ils disent redouter. Or le jeune homme assassiné fréquentait, semble-t-il, le même lycée, à Romans-sur-Isère, que certains des agresseurs de Crépol. Le tableau de l’invasion par des hordes sauvages d’une ruralité préservée de tous les maux est fantasmagorique. Malheureusement, il est suffisamment prégnant dans les têtes, et exploité politiquement, pour exciter la panique et la rage. Pour s’empêcher de verser de l’huile sur le feu, les agitateurs de fantasmes devraient se reporter au site de la commune de Crépol. Ils auraient sous les yeux une image de tristesse et de dignité. »

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