Chasseur de fantômes

Dans notre billet du jour, Sven Ortoli tombe sur une vieille connaissance. Il ressort de la rencontre impressionné par la « vitalité » de son interlocuteur… L’occasion pour lui d’explorer la nature de cette manifestation chez autrui. La « force vitale  », si tant est qu’elle existe, peut-elle être strictement définie ? Ou est-elle vouée à rester à jamais un phénomène mystérieux ?

« J’ai croisé récemment sur le boulevard un homme pour lequel j’éprouve un mélange d’affection et d’admiration. Sympathique, lumineux, fantasque, incroyablement brouillon, toujours prêt à se précipiter dans une cavalcade quichottesque et d’une curiosité boulimique associée à une intelligence stratosphérique, au sens où sa pensée vole à une altitude qu’obscurcissent parfois les nuages ; autant dire que je ne repère pas toujours où il veut en venir, mais outre qu’il n’a pas une once de faux-semblant, quand je comprends ce qu’il dit, cela me semble très intelligent.

Bref, en le quittant, j’étais ragaillardi, comme dans ces jours d’hiver où vous abandonnez l’ombre d’une rue glacée pour un rayon de soleil qui pointe son museau. Il y a des gens comme ça, je le dis avec une pointe d’envie, qui ont une vitalité hors du commun. C’est quoi, la vitalité ? Ce soir-là, je me suis endormi sur la question sans trouver de réponse autre que tautologique. Comme l’écrit Canguilhem, “parler de force vitale, c’est loger la question dans la réponse beaucoup plus que fournir une réponse”.

Toujours est-il que la question m’est revenue en tête avec l’attribution du Nobel de physique à Anton Zeilinger, Alain Aspect et John Clauser. En me replongeant (dans les années 1980, la vulgarisation, c’était mon métier) dans des lectures de mécanique quantique, je suis retombé sur les commentaires d’Einstein sur l’une des bizarreries quantiques : l’intrication, cette propriété du monde subatomique qui vaut le Nobel 2022 aux trois physiciens, conduit à une sorte d’action à distance instantanée qu’il qualifiait de “spooky”, c’est-à-dire de fantômatique. Et boum. Fantôme + vitalité : il y a des moments comme ça où des mots se télescopent en mémoire comme des particules dans un accélérateur. Je me suis immédiatement souvenu d’un chasseur de fantômes. Un homme d’une vitalité prodigieuse, pas le même genre que mon ami du boulevard (celui-là était philosophe, pas physicien), mais tout aussi remarquable. Et je me suis dit qu’en croisant leurs vitalités, je parviendrais peut-être à une sorte de définition stéréoscopique.

Le physicien en question s’appelait Jean-Pierre Vigier et sa biographie vaut le détour, tant elle est exemplaire de son appétit de vivre : ancien élève de Frédéric Joliot-Curie puis de Louis de Broglie, militant communiste en 1940, après un passage à l’état-major des FTP de Savoie, il intègre l’armée de De Lattre. Mais il en démissionne, en protestation contre le colonialisme et la guerre d’Indochine (Hô Chi Minh reconnaissant lui décernera un titre de “libérateur du Vietnam”). Avec sa femme Tamara Caspary , il aurait (affirme la CIA) travaillé pour le GRU après recrutement par sa belle-mère, membre du réseau de l’Orchestre rouge. J’en passe et des non moins étonnantes, avec Fidel Castro et Sartre.

Ce n’était pas un ami à proprement parler – je l’ai fréquemment rencontré pendant quelques années, au moment de sa retraite de l’institut Poincaré –, mais suffisamment un copain pour qu’il m’entraîne avec lui à Croydon, au Royaume-Uni, rencontrer Karl Popper (thème de la rencontre, “le hasard” ; en rentrant, j’ai constaté que mon enregistreur n’avait pas fonctionné et j’en ai conclu, provisoirement, qu’il n’y a pas de hasard). D’ailleurs, Vigier, en bon marxiste, était déterministe et défendait la vision d’un réel local, comme Einstein. S’il était là, je suppose que l’attribution du Nobel à une théorie non locale ne l’empêcherait pas d’affirmer qu’“on n’est pas au bout du truc”. Je le vois encore devant moi, regard inspiré et sourire carnassier, déclarer à propos de ses propres travaux sur les fondements de la mécanique quantique : “Je chasse la grosse bête !”

La vitalité du second était plus tonitruante que celle du premier. Mais ils ont en partage un appétit de connaître qui se fiche bien de savoir s’ils ont tort ou raison. Et peu importe ce qu’on trouve. “C’est l’éternelle vitalité qui importe, et non la vie éternelle”, écrit Nietzsche. Ça leur va bien. Et la vitalité dans tout ça ? C’est ne pas avoir peur des fantômes. »

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