Céline philosophe (1/5) : le pessimisme au cœur

Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) n’est pas connu pour son goût pour la philosophie. Il se montre même souvent railleur à l’égard des penseurs. « J’ai pas d’idées moi ! aucune ! et je trouve rien de plus vulgaire, de plus dégoûtant, que les idées ! les bibliothèques en sont pleines ! et les terrasses des cafés !… tous les impuissants regorgent d’idées !… et les philosophes !… c’est leur industrie les idées !… », écrit-il dans Entretiens avec le professeur Y (1955).

Un certain dégoût de la corporéité humaine

Aux yeux de l’écrivain, qui a consacré une thèse à l’hygiéniste Semmelweis et s’intéresse davantage à la médecine qu’au Ciel des Idées, la philosophie représente un oubli du corps, un désir de libération du corps. C’est d’ailleurs le sujet d’une des citations de Platon qu’il mentionne le plus souvent dans ses Cahiers de prison : « Lorsque la mort arrive, les organes se dénouent comme les cordages d’un vaisseau et laissent aller l’âme en liberté. » Et de commenter : « L’âme, c’est la vanité et le plaisir du corps tant qu’il est bien portant, mais c’est aussi l’envie d’en sortir, du corps, dès qu’il est malade ou que les choses tournent mal. »

Impossible d’en sortir, pourtant : l’homme est rivé à sa chair, à ses secrets, ses instincts, ses pulsions imprévisibles. À l’unité fictive de l’âme, Céline préfère la dissolution, l’éclatement, la pulvérisation de l’individu en autant de fragments qui ne tiennent ensemble que d’un équilibre fragile, toujours prêt à se défaire, entre des forces aveugles. Walter Benjamin qualifiera ce spectre célinien d’une décomposition toujours imminente, cette vaporisation de l’homme dans un corps-objet désarticulé, de « nihilisme médical ».

La vie, “délire tout bouffi de mensonges”

Le premier pôle d’inspiration philosophique de Louis-Ferdinand Céline n’est donc pas surprenant : il s’agit des moralistes français, que l’écrivain cite abondamment, en particulier dans ses Cahiers de prison. Abondamment, et même de manière obsessionnelle – car ce sont les mêmes citations qui reviennent inlassablement. Avec eux, Céline partage un profond pessimisme anthropologique, qu’il pousse jusqu’à un véritable « nihilisme anthropologique », commentera même Benjamin. Comme eux, il considère que « la vie n’est qu’un délire tout bouffi de mensonges » et d’hypocrisie. Il dénonce la vanité de l’existence, les faux-semblants de la vertu, l’illusion de la vérité, l’impuissance de l’idéal, la toute-puissance de l’imagination et des passions, la méchanceté et l’égoïsme congénital des hommes qui n’osent pas s’avouer ouvertement car, comme le dit La Rochefoucauld, « quelque méchants que soient les hommes, ils n’oseraient jamais paraître ennemis de la vertu, et lorsqu’ils la veulent persécuter, ils feignent de croire qu’elle est fausse ou ils lui supposent des crimes ».