Autocensure dans les classes : trois enseignants livrent leur expérience et leurs stratégies

Sur la laïcité, la liberté d’expression ou la religion, les débats qui traversent la société – notamment via ses médias de masse – se répercutent dans les classes et mettent à mal certains enseignements. Au point qu’au sein de l’Éducation nationale, les professeurs doivent user de subterfuges pour faire passer leur message en classe… quand ils ne se résignent pas à l’autocensure. Rencontres et témoignages.

Le nombre de candidats aux concours de l’enseignement s’écroule : -38% pour le concours de professeur des écoles 2023 par rapport à 2021, et -21% au concours externe du Capes par rapport à la même période. En cause, la grande précarisation du métier, et le manque de reconnaissance et de soutien de la part de l’Éducation nationale. À une époque où les débats politiques et sociaux s’embrasent en un rien de temps, les syndicats de l’enseignement pointent également les difficultés croissantes pour les professeurs de simplement faire leur métier et aborder des thèmes comme la laïcité, la théorie de l’évolution ou encore la question de l’inconscient et du désir. Deux ans après l’assassinat de Samuel Paty, l’Ifop vient d’ailleurs de publier un sondage révélant que 56% des enseignants du public se sont déjà autocensurés pour éviter des incidents sur les questions de religion par exemple, contre 36% en 2018. Nous avons contacté trois professeurs.

“Sur le fait religieux, c’est vraiment compliqué”

« On identifie mal les problèmes. On pense par exemple que c’est de plus en plus difficile d’enseigner la Shoah, mais ce n’est pas vrai. Je fais un cours très long, très complexe, et il se passe très bien », met tout de suite au clair Benoît Y., enseignant d’histoire-géographie en Essonne (91) au sein d’un lycée où il y a une forte mixité sociale et qui n’est pas réputé pour être « très difficile ». « Sur le fait religieux, c’est vraiment plus compliqué. Quand je dis que sur le marché de Téhéran, on trouve des représentations assez stylisées du prophète, on m’a répondu cette année “Oui, mais les chiites…”, comme s’ils n’étaient pas vraiment musulmans. C’est une posture de chapelle – très minoritaire – que je n’observais pas avant. » Globalement, l’assassinat de Samuel Paty a marqué un tournant pour Benoît. « On était traumatisés. D’autant que moi, je montre les caricatures de Mahomet tous les ans en cours d’éducation civique depuis 2015. Il y a deux ans, j’avais préparé un cours très consistant sur l’histoire de la laïcité, sur la caricature en France depuis le Moyen Âge, sur la nuance entre caricaturer des croyants et caricaturer une croyance… Cela s’était très bien passé. Mais j’ai refait exactement le même cours cette année, et, pour la première fois, j’ai observé chez certains un mutisme complet : refus de regarder le tableau et d’écouter le cours. » Puis, au moment où le professeur montre la une de Charlie Hebdo « Monseigneur Vingt-Trois a trois papas » sur le « mariage homo », une élève « probablement catholique » se braque, et s’ensuit un débat crispé avec un tiers de classe « qui considérait que c’était trop trash, pas acceptable ». Au point que l’enseignant ne sait plus s’il doit continuer à présenter les caricatures. « Ces caricatures ne sont pas indispensables pour parler de la laïcité. Elles peuvent même brouiller le message dans la mesure où la satire n’épuise pas toute la liberté d’expression, loin de là. Avant les attentats, les caricatures étaient vues par quelques dizaines de milliers de personnes, un public averti dont je faisais partie et qui savait lire ces dessins. Ce n’est pas un objet grand public… En même temps, depuis les attentats de Charlie Hebdo et l’assassinat de Samuel Paty, c’est un devoir de montrer ces caricatures. Ne pas le faire serait un aveu d’échec, même si elles peuvent brouiller le discours. »