Alain Corbin : "L’arbre est à la fois écrasant et réconfortant"

Alain Corbin, propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron publié le 18 décembre 2022 7 min

Comment comprendre cet attachement aux arbres, qui accompagnent nos vies de la naissance à la mort ? L’historien des sensibilités Alain Corbin analyse le lien affectif que nous nouons parfois avec ces témoins majestueux du temps qui passe. Memento mori…

 

Certains arbres ont-ils compté dans votre vie ?

Dans la propriété familiale – un ancien couvent –, il y avait une série de tilleuls plantés en 1870 : quatre qui formaient une allée. Ils sont toujours là. Et j’y suis resté attaché depuis mon enfance. Je me souviens aussi des marronniers, et d’un pommier d’amour, qui est toujours debout, quoiqu’un peu délabré. Cette fréquentation des arbres âgés a certainement joué un rôle dans ma sensibilité à l’Histoire. C’est d’ailleurs dans cette propriété que j’écris en général mes livres.

 

Et la forêt ? Vous inspire-t-elle ?

Je dis souvent que la forêt cache l’arbre, plutôt que l’inverse. La forêt attire l’attention. Mais je préfère l’arbre champêtre, l’arbre du bocage. Je ne suis pas familier de la forêt, je ne la connais pas bien ; au fond, elle me fait un peu peur. C’est tout de même le lieu inquiétant des contes au XVIIIe siècle, qui finissent mal en général. Et une force naturelle contre laquelle l’homme a dû lutter à force de défrichement pour se faire une place. La forêt n’a pas, pour moi, le charme et la sympathie de l’arbre individuel au milieu de la prairie. Mais d’autres, comme Jean Mottet, ancien professeur à la Sorbonne, qui vient d’écrire sa biographie forestière [Pour l’arbre et pour l’oiseau, Éditions du Ruisseau, préfacé par Alain Corbin], sont comme nés de la forêt et mènent une vie au milieu des arbres. Mottet, le seul ami français de Miyazaki, possède plusieurs hectares de forêt en Dordogne. Il s’intéresse, en particulier à la forêt sonore, et plus généralement à tout ce qui relève du sensible dans la forêt.

"Dans de nombreuses régions rurales, on plantait un arbre à la naissance de l’enfant" Alain Corbin 

 

Comment expliquez-vous le lien affectif entre l’homme et les arbres ?

C’est un lien évidemment très ancien. L’arbre a joué un grand rôle dans la vie des hommes par le passé. Sous certains était rendue la justice. Mais l’arbre a surtout été un symbole de l’individu : dans de nombreuses régions rurales (en Limousin notamment), on plantait un arbre à la naissance de l’enfant. Cet enfant, en grandissant, s’identifiait à l’arbre, et continuait de lui rendre visite, même après avoir déménagé. Vous connaissez la belle chanson de Brassens : « Auprès de mon arbre je vivais heureux / J’aurais jamais dû m’éloigner de mon arbre / Auprès de mon arbre je vivais heureux / J’aurais jamais dû le quitter des yeux. » Cette identification possédait, entre autres, une dimension médicale : on accrochait des vêtements quand l’enfant était malade ou blessé en espérant que l’arbre allait le guérir. De nombreux auteurs, comme Théophraste et Pline le Jeune, ont d’ailleurs volontiers comparé l’arbre au corps humain. La peau est écorce ; le sang, sève ; le membre, branche. Quant à la tête, c’est moins clair. Il y a la cime, bien sûr. Mais certains verront, dans les racines, une sorte de cerveau.

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