Une vérité si délicate

Une recension de Catherine Portevin, publié le

Mensonge et trahison : l’œuvre de John le Carré s’enroule comme variation sur ces thèmes. La guerre contre le terrorisme sur fond de mondialisation économique offre à l’auteur de L’Espion qui venait du froid un terrain qui n’a rien à envier à la guerre froide. Au centre secret du dispositif d’Une vérité si délicate : une société militaire privée au doux nom d’Ethical Outcomes (« solutions éthiques ») à laquelle les États sous-traitent les opérations de maintien de l’ordre international, contre quelques corruptions de hauts fonctionnaires zélés (l’on pense à la britannique G4S, la plus grosse de ces corporations privées qui ont prospéré sur le « marché » de la sécurité des frontières). Dans cette collusion entre politiques et dirigeants de multinationales, le politologue Colin Crouch reconnaîtrait son concept de « post-démocratie », démocratie vidée d’elle-même, qu’il a analysée dans les années 2000. Son compatriote le Carré s’affirme, lui, ici comme le romancier de la « post-démocratie » mondiale.

Où est le mensonge, dans sa Vérité si délicate ? Dans la volonté de ne pas savoir, puissant moteur, y compris pour ceux qui savent. L’action inaugurale se déroule sur le rocher de Gibraltar, porte symbolique entre Orient et Occident. Une mystérieuse opération y est menée, commanditée en secret par le ministre des Affaires étrangères britannique à la fameuse Ethical Outcomes, qui réunit soldats anglais, mercenaires américains et, en interface plus ou moins innocente du ministre, Kit Probyn, un terne diplomate en fin de carrière. Objectif : capturer un grand argentier d’Al-Qaïda. Fin de la première scène dont Kit Probyn ne voit pas l’issue. Un succès, lui dit-on. Trois ans plus tard, alors qu’il s’apprête à couler une paisible retraite en Cornouailles, le voilà rattrapé par l’exigence de la vérité à laquelle, cette fois, sa conscience lui dicte de ne pas se dérober. Toby Bell, jeune secrétaire d’État, ambitieux mais pétri de sens moral et adepte de la théorie de « la banalité du mal » de Hannah Arendt, sera son alter ego dans cette quête de vérité. John le Carré est un gars carré sur la morale qui sait à merveille exprimer la complexité du monde amoral dans un jeu virtuose entre passé et présent. L’intérêt ici n’est pas tant dans l’affrontement, un peu trop spectaculaire, entre le noir et le blanc que dans les marécages de la zone grise où, un jour, un type ordinaire, prend juste l’initiative d’en savoir plus.

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