Une éthique de la personnalité 

Une recension de Frédéric Manzini, publié le

Mais qui est Ágnes Heller (1929-2019) ? Une intellectuelle, marxiste dissidente, Européenne convaincue, engagée en faveur de la démocratie et virulente opposante à Viktor Orbán ? Une Hannah Arendt hongroise, survivante à l’antisémitisme nazi et au régime soviétique, exilée en Australie puis aux États-Unis ? À moins qu’elle ne soit d’abord et avant tout une philosophe importante et originale, comme en témoigne cette traduction inédite qui fait événement, troisième volet d’une vaste trilogie qui vise à réinterroger la morale après les tragédies du XXe siècle. Se situant dans l’héritage de Georg Lukács, elle prend la figure d’une « éthique de la personnalité », soit « une éthique sans norme, sans idéaux, sans rien qui serait ou demeurerait “extérieur à la personne” ». Mais, dès son introduction, Heller pose ses conditions : « On ne peut plus écrire aujourd’hui sur la “vie bonne” des individus dans le style de la tradition philosophique. » Dont acte, avec cet ouvrage en trois parties constituées successivement de textes de conférences universitaires consacrées à Nietzsche, puis d’un libre dialogue entre étudiants au sortir de cette série de conférences et, enfin, d’un échange épistolaire entre l’une des étudiantes et sa grand-mère. Une écriture qui recourt à la fiction pour privilégier la discussion à la démonstration autoritaire, la rencontre de la contradiction aux réponses absolues, comme pour mieux distinguer cette éthique de « l’éthique générale », qui « n’envisage l’éthique d’individus singuliers, X ou Y, qu’en qualité de spécimens de l’humanité ». Une éthique qui oblige chacun à se réinterroger personnellement pour se réapproprier les idées et se choisir soi-même – mais « quel soi » ? – grâce à une sorte de saut existentiel, « sous la catégorie du particulier ». D’où la référence à Nietzsche pour penser cette éthique, parce qu’il est celui qui s’oppose aux injonctions moralistes, qu’il place la question de l’authenticité au centre de la philosophie et assume le fait de s’exprimer en son nom propre. « C’est son histoire, pas celle d’un autre », commente un étudiant, tout en réfléchissant aussi avec Aristote, Kant et Kierkegaard, ainsi qu’avec Shakespeare et Goethe. Avec sa manière si singulière de revendiquer une forme de contingence et d’inachèvement, l’éthique de Heller interpelle le lecteur et l’accompagne dans son cheminement personnel comme le ferait un ami.

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