Connaissez-vous Ágnes Heller, la “Hannah Arendt hongroise” ?

Ágnes Heller (1929-2019), que l’on considère parfois comme une « Hannah Arendt hongroise » n’est pas très connue du grand public français. Son œuvre philosophique l’est encore moins que sa trajectoire personnelle, marquée par des engagements politiques forts. Lorsqu’Emmanuel Macron la mentionnait en juillet dernier, il rappelait qu’elle s’était « beaucoup battue contre [le Premier ministre hongrois d’extrême droite] Viktor Orbán », qu’elle était une « combattante de l'antitotalitarisme, pour la liberté, pour l’Europe ». Promotrice d’un marxisme humaniste, elle fut en effet une critique active de la dictature communiste, ce qui lui valut d’être exclue du Parti. « Une femme libre et une guerrière », indéniablement, pour reprendre les mots du président de la République française. 

Mais Heller fut, avant tout, une penseuse politique de premier plan. Les trois textes autonomes réunis dans le recueil Au-delà de soi (Bibliothèque Rivages) permettent de prendre conscience d’une réflexion aussi riche qu’exigeante. En voici la substantifique moelle, en trois idées principales…

Quelle représentation politique à l’âge des identités ? 

Le texte sur lequel s’ouvre Au-delà de soi interroge la manière dont se repose la question de la représentation politique à l’époque contemporaine, celle où les « grands récits » unificateurs laissent la place à un « fondamentalisme de la différence ». La représentation devient de plus en plus, note Heller, une représentation de l’identité. Paradoxale, pour la philosophe hongroise : la représentation implique en effet nécessairement soi-même et l’autre, elle implique de la dissemblance aussi bien que de la ressemblance. « Toute représentation est par définition hétéro-représentation, représentation par un extérieur, un étranger, un autre. » Vers où se dirige, alors, la représentation à notre époque ? Soit vers une réduction à la représentation de soi, dont Heller souligne qu’elle est vide de sens, puisque notre identité n’est jamais seulement la nôtre, mais qu’elle est toujours liée à des groupes ; soit vers l’absorption du sujet dans une identité de groupe monolithique qui paraît tout aussi problématique.

Nomadisme ou chez-soi ? 

Où est-on chez soi, à l’époque de la mondialisation, du tourisme généralisé, des diasporas… ? Si une partie des habitants de la Terre vivent encore de manière relativement enracinée, dans un monde qui « a un centre », une autre, croissante, se déracine chaque jour un peu plus et habite désormais un monde « décentré ». Nous assistons à l’effritement de « la plus vieille tradition de l’Homo sapiens » : le fait de « privilégier un lieu » que l’on peut appeler « chez soi ». Les choses sont un peu plus complexes en réalité. Car le globe-trotter déraciné a bien un chez-soi, un bagage culturel qu’il emporte partout avec lui. Mais « ce n’est pas la culture d’un certain lieu […], c’est la culture du présent absolu », qui se trouve partout chez elle. « Il n’y a pas de lieux étrangers, et pas non plus de “maisons”. » Le déraciné se déplace, mais il ne voyage pas vraiment. Il est partout chez lui, dans « un temps particulier partagé par tous les lieux ». Il s’inscrit, pour Heller, dans le mouvement moderne d’émancipation de l’homme à l’égard de toutes les déterminations et toutes les assignations. « L’espace assigné est non libre – l’espace que l’on assigne soi-même est libre. » Mais pour être vraiment libre, ce chez-soi ne peut plus se restreindre à un espace délimité, déterminé par certaines expériences sensorielles, par un langage particulier, etc. Il doit se vaporiser dans un temps jalonné seulement de repères abstraits « désensibilisés ». Entre ces deux pôles de l’enracinement et du déracinement, Heller envisage une troisième voie, médiane : celle de « l’esprit absolu » tel qu’il s’est manifesté, en premier lieu, dans l’avènement d’une « haute culture » européenne, une culture qui ouvre au-delà des limitations de l’appartenance géographique, vers un monde plus large de sens et de relation qui ne se dissolve pas, pourtant, en une pure abstraction spatiale indifférente aux sensibilités.

Besoins 

Les besoins sont au cœur d’un des ouvrages les plus importants d’Heller, Théorie des besoins chez Marx (trad. fr. 10-18, 1978 ; épuisé). Elle y revient dans le troisième texte de ce recueil. La prise en compte politique des besoins, explique la philosophe hongroise, s’est toujours accompagnée d’une discrimination, plus ou moins explicite, entre besoins « réels » et besoins « imaginaires ». S’alimenter est un vrai besoin ; manger de la viande ne l’est pas. Mais cette disqualification n’a pas toujours été si claire, loin de là. Le végétarisme, dans l’ampleur qu’il connaît aujourd’hui en Occident, est un phénomène récent. La ligne de partage du réel et de l’imaginaire n’a rien d’évident. Qui peut décréter qu’un besoin est non réel, faux ? Seulement un individu qui se pense en dehors d’une société qu’il accuse d’engendrer des besoins fictifs. Cette position de surplomb est difficilement acceptable. Décider quels besoins seront satisfaits en priorité (car tous les besoins ne peuvent être satisfaits) ne peut se décider de l’extérieur : cette délimitation doit être l’objet d’une discussion démocratique qui accepte, de prime abord, la validité de tous les besoins.

Au-delà de soi. Identité et représentation, d’Ágnes Heller, vient de paraître dans une traduction et avec une préface de Guillaume Métayer chez Bibliothèque Rivages (14 € en version imprimée, 12,99 € en version dématérialisée). Il est disponible sur le site de l’éditeur, ainsi que chez votre libraire.