« L’Art, c’est bien fini » 

Une recension de Cédric Enjalbert, publié le

« Belle journée ! » Ce nouveau mantra nous a fait glisser du registre du bien à celui du beau. Ce n’est peut-être pas qu’un effet de mode, à en croire Yves Michaud dans cet ouvrage érudit et vif. Le philosophe s’y intéresse à « l’esthétisation générale de nos milieux de vie », complétant un précédent livre – L’Art à l’état gazeux (Stock, 2003) – qui analysait la « vaporisation » de l’œuvre dans des dispositifs et des installations. Il poursuit sa réflexion en montrant comment, depuis l’introduction de l’esthétique au XVIIIsiècle, ce champ de la connaissance s’est élargi au point d’éclater : « En art, le beau ce n’est plus le problème. En revanche, dès que l’on quitte le “monde de l’art”, il n’est question que de recherche du beau »… qu’il s’agisse de nos sentiments ou du langage, de la forme de nos villes comme de nos objets, et jusqu’à nos corps.

La bascule dans l’« hyper-esthétique » ne s’est pas faite en un jour. Collectionneur averti, ancien directeur de l’École des Beaux-Arts de Paris, Yves Michaud s’en explique, faisant appel aux classiques comme à des références méconnues, qui ajoutent au plaisir de la lecture. Il se réfère notamment à Hermann Schmitz (1928-2021) et à sa compréhension des atmo­sphères comme « demi-choses », entre le sujet et l’objet, des « états flottants où l’âme et l’environnement se fondent ». Yves Michaud retrace ainsi la généalogie de cette sensibilité atmosphérique, plus soucieuse de nos milieux et de nos vécus, pour en saisir les conséquences en termes sociaux, politiques et métaphysiques, « dans la conception que nous nous faisons de “l’ameublement du monde”, de ce dont il est fait ». 

Quelles sont ces implications ? D’abord, il s’agit de revoir notre conception du sujet qui « s’abandonne au sentir ». Hypersensible mais sans recul critique ni maîtrise, « l’individu contemporain vit sa vie d’idiot sensitif ». Ensuite, à rebours du « mythe » de l’individualisme contemporain, Yves Michaud souligne plutôt le « grégarisme » : « les Narcisses contemporains sont tous uniques et font tous la même chose dans des atmosphères qui les fondent et les mettent à l’unisson ». Cela vaut politiquement. Aussi, au lieu d’incriminer des « citoyens irresponsables et ignorants », le philosophe impute plutôt la crise de nos régimes à une dégradation de « l’atmosphère démocratique », faute d’exemplarité. Enfin, grâce au travail zélé des « esthétiqueurs », ces fabricants d’esthétisation, « c’est le Bien qui passe dans le Beau. Ce qui explique que seules les apparences comptent – pourvu qu’elles soient belles ». 

Et que reste-t-il de l’Art, maintenant que le beau est partout ? Rien. Il est « mort », conservé comme un placement financier dans des « Zones esthétiques protégées », les ZEP que sont les collections et les musées. Ce qui s’appelle plomber l’atmosphère ?

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