La dénonciation

Une recension de Philippe Garnier, publié le

Un enfant de 2 ans voit la figure d’un ogre dans les portraits officiels de Karl Marx et de Kim Il-sung, le leader nord-coréen. Ses parents sont accusés de ne pas savoir l’éduquer et sont déportés loin de la capitale. Dans une gare surpeuplée, aucun train ne passe dans l’attente du convoi du Grand Leader. Une grand-mère échappe à la cohue, se risque sur la route voisine et se retrouve prise en stop par le dictateur en personne qui manifeste ainsi son amour du petit peuple.

Les sept nouvelles qui composent ce recueil ont été écrites clandestinement il y a vingt ans, au moment où la famine commençait à ravager la Corée du Nord. Son auteur, dont le pseudonyme est Bandi (« luciole » en coréen), fait toujours partie de l’officielle Association des écrivains nord-coréens. Il est parvenu à faire passer son manuscrit en Corée du Sud, où celui-ci n’a été publié qu’en 2014. Telle est du moins la version présentée par l’éditeur.

« Quelque chose saisit le lecteur : c’est la terreur ambiante inscrite dans les moindres détails »

Plusieurs spécialistes de la littérature coréenne, relayés par la presse française, ont mis en doute l’authenticité du texte, qui ne serait qu’une fabrication de propagande publiée par un éditeur ultranationaliste de Séoul. Dans la mesure où la valeur documentaire et politique de l’ouvrage est au moins aussi importante que sa valeur littéraire, ce soupçon devrait pulvériser l’intérêt qu’il représente aux yeux d’un lecteur occidental. Or, il n’en est rien. Certes, La Dénonciation met en scène des personnages à la psychologie simplifiée – en général, des victimes du système, des individus qui occupent le bas de l’échelle sociale ou des héros déchus ; certes, les images sont souvent stéréotypées et les situations répétitives, mais quelque chose saisit le lecteur : c’est la terreur ambiante inscrite dans les moindres détails. Cette lecture est une immersion dans une réalité invivable qui ne s’invente pas. On y découvre une menace tapie dans chaque instant, une crainte sourde dans chaque regard. S’il est abusif d’invoquer Soljenitsyne, ce livre rappelle plutôt l’atmo­sphère oppressante du Berlin hitlérien évoqué par Hans Fallada ou encore Les Chuchoteurs, cette enquête d’Orlando Figes sur la vie privée sous Staline. Peut-être est-ce une prise de vue hâtive et retouchée, mais elle nous présente une réalité sociale radicalement autre, où la confiance élémentaire disparaît entre membres d’une même famille, voire d’un couple. Non seulement le monde nord-coréen y apparaît comme une dystopie, une utopie inversée, mais l’utopie elle-même s’y loge dans des privilèges minuscules, comme celui de traverser une journée sans être inquiété.

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