Journaux de l'exil et du retour

Une recension de Catherine Portevin, publié le

En mars 1941, le philosophe Günther Anders, ayant fui l’Allemagne nazie, travaille dans l’équipe de nettoyage du musée du Costume à Hollywood. S’y côtoient sandales grecques et… bottes des Sections d’assaut nazies : « Tout de même : avoir fui les originaux pour me retrouver à l’autre bout du monde obligé de nettoyer l’imitation pour gagner ma vie… », note-t-il. Ses Journaux de l’exil et du retour, jusque-là inédits en français, sont le témoignage d’un bel esprit d’inquiétude et de curiosité. Anders, qui sera surtout reconnu pour sa pensée de la technique et de la catastrophe atomique, se lit ici dans la déchirure du déracinement, qui tord les perceptions de l’espace et du temps, et de l’expérience de l’histoire. Son retour en Europe dans les années 1950-1960 lui inspire ses pages les plus graves. Ce ne sont pas les ruines qui le touchent mais ce qui est resté en place, « car ce qui est resté nie le temps […], nie le fait même que quelque chose se soit passé entre-temps ». Mais il faut aussi se plonger dans ses réflexions d’exilé aux États-Unis, bourrées de notations drolatiques et profondes. Sur l’exil et le retour : « Là où tu reviens, ibi patria [là est ta patrie] », écrit-il lorsqu’il quitte cet « Ouest maudit, irréel » de la Cali­fornie pour rentrer à New York. Il se plaint de son « job misérable » de « préparateur des cadavres de l’histoire » à Hollywood ? Un de ses amis le renvoie fortement dans les cordes : « Ce qui ne vous convient pas, ce qui n’est pas fait pour vous, voilà la seule chose qui vaille ! Les années remplies de hasard, les métiers que vous avez maudits, si vous avez acquis un minimum d’expérience, vous le devez exclusivement à ces périodes où, soi-disant, vous avez perdu votre temps. » Anders ou toutes les façons de vivre le temps perdu.

 

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