Disparaître de soi : une tentation contemporaine

Une recension de Mathilde Lequin, publié le

« Prendre congé »
David Le Breton

C’est fatigant d’être soi. Et quand on n’en peut plus, des « vacances de soi » s’imposent parfois. Mais celles-ci ne ressemblent pas toujours à un joyeux départ : la tentation de disparaître de soi mène souvent vers les rivages sombres de la dépression, de la toxicomanie ou des troubles de l’alimentation.

Pourtant, au lieu de noircir le tableau, l’anthropologue David Le Breton inscrit ces conduites dans une quête de ce qu’il appelle la « blancheur » : cette notion empruntée à l’écrivain américain Herman Melville désigne « le fait de prendre congé de soi sous une forme ou sous une autre à cause de la difficulté ou de la pénibilité d’être soi ». Si la littérature regorge de rêves de blancheur, explorés par Michel Leiris, Paul Auster ou encore Fernando Pessoa, c’est dans la diversité des pratiques actuelles que l’auteur cerne la tentation de ne plus être soi : il y reconnaît la « tentative de vivre encore en se délestant de l’effort d’exister ». Cette blancheur se décline en mille nuances, des plus familières (le sommeil ou la fatigue) aux plus radicales (disparaître sans laisser d’adresse pour changer d’identité). Parfois désirée, parfois subie, la blancheur exerce différemment son emprise selon les âges de la vie. Tandis que les malades d’Alzheimer sont rongés par des « blancs » de plus en plus fréquents, les adolescents développent des « techniques de blancheur » pour se débarrasser de soi. Faire la fête à outrance, errer, se réfugier dans un monde virtuel sont autant de moyens d’« échapper aux pressions d’une identité intolérable ». Dans l’ensemble de ses manifestations, la blancheur gravite autour d’« un univers de sens qui n’est plus celui de la conscience ordinaire, sans être tout à fait celui de la mort ». Et c’est précisément là, dans les limbes du moi, que l’anthropologue restitue à ces passages à vide leur valeur existentielle (comme moments nécessaires dans la vie d’un individu) mais aussi leur sens philosophique : « La continuité de soi n’est finalement qu’une croyance nécessaire afin de pouvoir vivre. » Pour pouvoir se soustraire en douceur à l’impératif d’être soi, il nous reste donc à apprivoiser la blancheur et son « puissant pouvoir de séduction sur l’âme » évoqué par Melville.

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