Altermodernités des Lumières

Une recension de Philippe Garnier, publié le

Parce qu’il a revêtu une peau d’ours et qu’il se voit dans le miroir, un bourgeois de province croit être devenu un loup-garou et terrorise la ville (Monsieur Oufle, de Laurent Bordelon, 1710). Éconduit par sa dulcinée, un jeune homme s’invente un métier : il cherche à faire fortune en vendant des excréments (Le Marchand de merde, de Thomas-Simon Gueullette, 1720). Insolites, bizarres ou merveilleuses, ces histoires ne font pas prévaloir la toute-puissance de la raison. Elles appartiennent cependant à un corpus oublié : celui des auteurs mineurs – ou considérés tels – du XVIIIe siècle. De Boulainvilliers à Potocki, en passant par Tiphaigne de La Roche, Yves Citton explore l’envers de la pensée des Lumières. Sans être antimodernes, ces œuvres se déploient dans une dimension parallèle à celle de la raison scientifique, de la claire conscience de soi et du contrat social. Où se situe leur différence ? « Les altermodernes savent qu’ils ne peuvent ni savoir ni agir sans croire. Les modernes ne le savent pas », relève Citton. Ainsi, parmi beaucoup d’autres, l’histoire du loup-garou imaginaire et celle du marchand de merde mettent en œuvre le ressort secret de la croyance. Du même coup, elles deviennent un apport précieux pour déchiffrer notre monde, où rien ne semble plus fonctionner selon la rationalité des Lumières. En résonance avec des penseurs actuels, comme Bruno Latour, mais aussi des auteurs décoloniaux, ces « altermodernités des Lumières » nous aideront peut-être à réinventer une modernité en crise.

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