Vertige aérien

« Boeing est un peu jaloux, Airbus a le sourire. Le Salon international de l’aéronautique et de l’espace du Bourget est un immense succès pour l’avionneur européen, avec plus de 850 commandes dont 500 A320neo pour la compagnie indienne low cost Indigo. Faut-il pleurer ou s’en réjouir ? Les deux peut-être, mais dans quel ordre ?

Il y a quelque chose d’étrange dans ce Salon du Bourget. Une sorte de vertige à observer une telle bulle de liesse dans un océan d’inquiétudes. Car tous les journaux économiques l’affirment : “La crise est finie.” Le marché de l’aéronautique est reparti comme avant la pandémie et tous les clignotants sont au vert dont on fait les renaissances et les grandes espérances. À elle seule, l’Inde annonce 400 millions de voyageurs en vols intérieurs pour 2027 et le secteur aérien mondial anticipe une croissance du trafic passager multiplié par 2,5 d’ici 2050. Afin de tenir compte du réchauffement climatique, le Salon fourmille d’idées pour rendre les avions et leurs carburants plus greenwashés qu’un trèfle irlandais dans la bourrasque. Il y a même une petite touche délicieusement désuette, steampunk, avec la perspective de taxis volants qui relieront, à l’occasion des Jeux olympiques l’an prochain à Paris, un “vertiport” installé sur une barge amarrée quai d’Austerlitz aux aéroports du Bourget ou de Roissy. Lointains cousins des “aérocabs” que Robida en 1887 imaginait sillonner “l’atmosphère souillée et polluée” d’un Paris futuriste. Toujours est-il que ce Salon 2023 est un triomphe économique, et comme l’a affirmé le président de la République : “Il y a un avenir dans l’aéronautique en France et à l’international. La première bataille, c’est celle de continuer à réindustrialiser, innover et accélérer. La deuxième bataille, c’est la décarbonation et le climat.”

J’ai beau être admiratif des prouesses techniques de l’aérospatiale et savoir que cette industrie emploie peu ou prou 250 000 personnes – franchement, chapeau bas devant son savoir-faire et ses succès –, on marche ici sur la tête. Ce qui cloche dans le programme présidentiel, c’est l’ordre des priorités. Imaginez un avion gigantesque, qui contient l’humanité, et à l’intérieur des ingénieurs bossant comme des fous pour rendre les moteurs plus performants et remettant toujours à plus tard la construction du train d’atterrissage.

Dans une conférence prononcée en 2014, le philosophe américain Langdon Winner, auteur d’un livre culte sur les dilemmes moraux et politiques que pose la technologie (La Baleine et le Réacteur, 1986), se demandait pourquoi il n’y a pas de manifs monstres dans les rues des grandes cités du monde pour exiger un changement de priorités. Au fond, disait-il en substance, la plupart d’entre nous sait bien que les visions techno-utopiques du XX^e siècle sont insensées et que “[ce] futur a été annulé”. Mais certains rêves ont la vie dure. Accélérer, par exemple. »

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