Vedette, la vache qui donnait à penser
Dans une haute vallée des Alpes suisse où les vaches sont reines, Claudine et Patrice ont fait une rencontre cruciale et poétique avec un vache. Vedette, élue reine à l’alpage, a vieilli. Détrônée par de jeunes rivales, elle quitte son troupeau pour éviter l’humiliation... Les deux réalisateurs du documentaire Vedette, en salle le 30 mars, font d’elle une héroïne de cinéma. Le film rend son identité à un animal que l’on croyait dénué de subjectivité et se conclut par un véritable coup de théâtre.
Claudine Bories et Patrice Chagnard, les réalisateurs du documentaire, n’étaient pas particulièrement intéressés par les vaches lors de leurs premières randonnées à travers le val d’Hérens : « Elles faisaient joli dans le paysage, et puis voilà. » Mais leur rencontre avec les vaches de la région a métamorphosé leur rapport aux ruminants, et fait jaillir un questionnement sur la place de l’être humain au sein de la nature.
À leur arrivée, toutes les vaches étaient les mêmes à leurs yeux. Petit à petit, Claudine et Patrice ont appris à discerner leurs particularités dans leurs mouvements ou leurs interactions avec les deux éleveuses du film, Élise et Nicole. Puisque chaque animal a ses propres caractéristiques, une vache pouvait logiquement devenir un personnage de cinéma ! C’est ainsi que Vedette est devenue une tête d’affiche.
Se battre pour devenir reine
La vache d’Hérens est une race bovine d’origine suisse qui remonte à 3 000 av. J-C. Petite et trapue, l’alpine suisse est connue pour son tempérament vif et dominant qui se manifeste lors de combats. Entre elles, les vaches de cette race particulière se livrent en effet à des joutes lors de leur montée à l’alpage : deux vaches luttent, front contre front, et se poussent jusqu’à ce que l’une d’entre elles recule. Ces manifestations de dominance exacerbée donnent même lieu à des rencontres sportives organisées par de nombreux éleveurs.
Les combats sont semi-dirigés, et les paysans vont élire une reine, en fonction d’une hiérarchie établie naturellement au sein du troupeau. Les paysans appellent cela « le mélange » ; ils mettent une grande corde autour des troupeaux et observent les rivales. Celle qui n’est jamais mise en échec deviendra reine. Chaque vache a son caractère, et sa stratégie de combat. Elles ont également une très bonne mémoire leur permettant d’user de certaines ruses pour contrecarrer celles d’opposantes rencontrées les années précédentes.
Lors de ces confrontations, l’individualité de l’animal devient frappante. « On a un rapport avec l’animal qui se modifie complètement, expliquent les réalisateurs. On retrouve une espèce d’émerveillement d’enfant devant cette étrangeté : un autre vivant, invisible. Le fait qu’il y ait tant de formes du vivant, une multiplicité incroyable de formes du vivant. »
Une communication par-delà les mots
Claudine a pris l’habitude de faire de la lecture à Vedette. Comment communiquer avec elle, comment se faire accepter ? Petit à petit, Claudine devient plus attentive au langage corporel de Vedette : l’alpine s’affaisse, se redresse, rumine, s’arrête de ruminer, s’endort, lèche, avale, tète. Claudine comprend que les vibrations de sa voix lui permettent de se faire comprendre. Vedette ne se nourrit pas de mots, mais de sons. Lorsque Claudine chante et lit des textes, elle parvient à établir une proximité avec la vache. Pour ces mammifères, l’ouïe est fondamentale : chaque vache, dans un troupeau, possède d’ailleurs une cloche d’une tonalité distincte. Elles distinguent chaque son de cloche comme étant celle d’une amie ou d’une rivale.
Le pain, aussi, est un vecteur de communication. Étrange, puisque la plupart des vaches ne mangent jamais de pain, étant herbivores ! Mais dans cette vallée, le partage du pain est devenu essentiel pour l’animal. Pour la vache, comme pour l’éleveur, cette pratique est le signe d’une communauté de destin, de compagnonnage. Elle ouvre le monde du symbole entre un animal et un humain. « Les mots ne conviennent pas, assure Claudine Bories. Eux restent dans l’ordre de l’échange entre humains. En revanche, la vache a une présence mystérieuse. »
Lorsque Patrice Chagnard a commencé à filmer Vedette, il était conscient de son étrangeté, du point de vue du bovidé. Il avait un outil dans les mains, une caméra, que la vache ne reconnaissait pas. Elle ne retrouvait pas ses repères. Vedette a donc d’abord voulu la lécher, puis la manger. Interdit ! Mais comment obtenir l’approbation d’un être vivant ? Comment filmer un animal sans le traiter comme un objet ? « On a voulu essayer, à travers la durée des plans, de sortir du temps propre aux humains. » C’est une manière de se rapprocher, d’intégrer la temporalité de l’animal : accepter et être capable de se reposer. Pour les réalisateurs, c’était un bonheur de renoncer au temps des humains pour rentrer dans ce temps de repos.
Faire bouger les lignes entre humains et animaux
« Je voudrais donner à entendre le pluriel d’animaux dans le singulier : il n’y a pas l’Animal au singulier général, séparé de l’homme par une seule limite indivisible. » Cette phrase de Jacques Derrida, extraite de L’Animal que donc je suis (2002), suggère que la frontière entre l’humain et l’animal est poreuse. Le regard de l’autre, de l’animal, sur nous, et ce qu’il met en œuvre en nous est très profond et étrange. Les deux documentaristes en ont plusieurs fois fait l’expérience au cours du tournage.
Cette étrange proximité qui nous lie aux animaux est souvent niée, réprimée, puis oubliée. L’Église a longtemps cherché à faire interdire les combats naturels entre vaches, au titre que es femelles se comportaient comme des mâles ! Si une fluidité de la sorte trouble parfois l’être humain, encore aujourd’hui, c’est qu’elle nous rappelle notre propre obsession de délimitation genrée. Dans notre société, la masculinité chez une femme est difficilement tolérée ; c’est justement une telle possibilité que ces vaches dominantes incarnent.
Une vache aimée… et mangée
À la fin du documentaire, toutefois, un élément étonnant se produit. À la mort de Vedette, Élise et Nicole décident de manger leur bête. Cet être vivant adoré, qu’elles traitaient comme une semblable, est emmené à l’abattoir. En consommant l’une de leurs vaches, ce qu’elles n’avaient jamais tenté auparavant, les éleveuses déclarent avoir eu tort de ne pas avoir mangé les précédentes ! Se repaître de cette vache, avec qui elles avaient partagé tant de moments de tendresse, leur procure beaucoup d’émotions et éveille en elle des souvenirs communs. Ingurgiter l’autre, pour le garder en nous-même : voilà un acte parfaitement archaïque, et pourtant plein de sens, qui a totalement disparu de notre champ de vision avec l’industrialisation à outrance de l’élevage.
Ces images feraient sans doute bondir les défenseurs de la cause animale. Mais les paysannes n’ont pas à cœur de s’excuser ; elles sont émues. Elle se nourrissent de manière symbolique autant que physique, et semblent en éprouver du bonheur. Absorber un être vivant que l’on a aimé nous renvoie à notre propre comportement animal et, qu’on le veuille ou non, au cannibalisme. Manger l’autre, l’ingérer, le digérer, l’incorporer… Pour ne jamais s’en séparer ?
Sorti le 30 mars 2022, Vedette, de Claudine Bories et Patrice Chagnard, est actuellement à l’affiche.
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