“Un couple” : Sophie et Léon Tolstoï, jamais avec toi ni sans toi

Quand le documentariste Frederick Wiseman se penche sur la plus infernale des unions, celle qui lie Léon et Sophie Tolstoï, il en tire un chef-d’œuvre d’humanité ordinaire : deux êtres qui se déchirent sans parvenir à rompre. Autopsie d’Un couple (2022), actuellement au cinéma.

Un couple infernal…

C’est le couple le plus violent de l’histoire moderne, celui qui unit le géant de la littérature Léon Tolstoï avec sa femme Sophie. Avec 18 ans d’écart, 36 ans de mariage et 13 enfants, leur vie commune a commencé comme une idylle romantique avant de devenir un enfer domestique. Elle s’occupe de la maison, des enfants, des domestiques, des invités, tout en recopiant l’œuvre titanesque de son mari. Quant à ce dernier, il va de crise mystico-philosophique en engagement radical, refuse le versement de tout droit d’auteur à sa famille, crée une nouvelle religion, réprouve l’acte de chair tout en fréquentant assidûment le lit conjugal. Chacun écrit un journal, terrible de rancœur et de haine. À 82 ans, Tolstoï finira par fuir en secret. En l’apprenant, Sophie se jette dans un étang et ordonne à sa fille : « Télégraphie à ton père que je me suis noyée ! » Il répond : « Je ne désire qu’une chose : me libérer d’elle et de cette hypocrisie, de cette méchanceté dont est pétri tout son être. » Quelques jours plus tard, alors qu’elle a affrété un train pour le rejoindre, il meurt dans une gare, loin de chez lui, après lui avoir refusé toute visite.

…mais ordinaire

Ce n’est pas exactement ce que nous montre, dans son nouveau film Un couple, le géant du documentaire, l’Américain Frederick Wiseman (né en 1930). Seule face à la caméra, dans la nature, la comédienne française Nathalie Boutefeu lit des extraits de sa correspondance avec son mari. Non, elle lui parle. À nous aussi. Et de nous également. Elle l’aime, elle l’aime encore. Elle prononce cependant les mots que s’échangent de nombreux couples : « Tu es l’être le plus merveilleux du monde », mais « tes sentiments pour moi varient sans cesse ». Ce mari qu’elle adore se montre sans raison cruel et indifférent. Il est jaloux. Elle aussi, d’ailleurs. En matière de sexe, il est « gentil avant, méchant après ». Les querelles sont souvent violentes. Elle lui reproche de lui avoir fait perdre des enfants avant l’accouchement. Il prétend que c’est elle qui a voulu avorter. Quand leurs disputes vont trop loin, elle pense au suicide. Mais finit par se demander : « Pourquoi suis-je insatisfaite ? »

Effet Matilda

Elle est une femme du XIX^e siècle et accepte, extérieurement, son rôle. Pendant que Tolstoï écrit et publie, elle l’aide, le relit, le conseille, et s’occupe de tout. Or, cette femme de talent et de caractère rédige également des romans et des recueils de poèmes, compose au piano. Mais le génie, pour le monde, c’est lui. Et elle comprend parfaitement la manière dont ce mécanisme d’asservissement domestique se déploie : « Je passe mon temps à étouffer mes dons pour toi, à me négliger moi-même, à me sacrifier pour ma famille. Est-ce là ma vocation ? » « Je me sacrifie tout le temps », continue-t-elle, amère. Elle doit obéir, mais se révolte : « Ton travail est plus nécessaire que le mien. Mais le mien aussi est nécessaire : ça m’est difficile de porter une maison sur mes épaules. » Lui a le grand Art ; à elle « la prose de la vie ». Et encore.

Fusion ou distance ?

Elle vit donc leur union comme une lutte des consciences : « Ta force m’a brisée, écrit-elle. Ta puissance a anéanti aussi bien ma vie que ma personnalité. » Il s’épanouit, devient célèbre, elle se fane et s’épuise. Elle refuse de se dissoudre complètement en lui, veut rester elle-même et s’écrie : « Je ne deviendrai pas toi ! Je ne suis pas toi ! » Et pourtant, à certains moments du film, elle cite ses lettres à lui, parle à sa place, le mime quand il est en colère. Certains reproches pourraient venir autant de lui que d’elle. Elle devient Léon Tolstoï, tant ils sont proches. Mais proteste en même temps contre cette identification. Toute leur vie, comme leur relation passionnelle, est traversée par cette tension : devenir l’autre, s’absorber par amour en lui, tout en voulant coûte que coûte rester soi-même.

La violence du vivant

Tolstoï est un grand écrivain du vivant. Dans ses récits et ses romans, il est à la fois lui-même et ses héros si divers. Il restitue avec un talent inouï ce que ressent et vit un brin d’herbe, un arbre, un chien ou un cheval, le soleil, un nuage ou l’océan. Sophie est plongée avec lui dans ce voyage intime au cœur de la nature. Wiseman la fait parler dans un jardin magnifique, qui fait contraste avec l’enfermement du foyer. Mais en regardant les vagues de l’océan se briser brutalement, en entendant les insectes ou les oiseaux, on sent que la violence aussi est présente. Sonia et Léon sont, eux aussi, des vivants qui s’attirent, s’accouplent, se toisent et se déchirent. Le génie du cinéaste, qui invente ici une forme d’une simplicité désarmante – et qui abolit la séparation entre le cinéma de fiction et le documentaire – est de nous immerger dans un couple, dans une nature où tout est conflit mais aussi recherche de l’apaisement. À la fin de cette éprouvante confession, Sophie expose son éthique de survie, une « petite philosophie qui consiste à vivre au jour le jour, avec le plus de joie possible. Et je suis à peu près bien ».

Au début d’Anna Karénine (1877), Tolstoï écrit : « Toutes les familles malheureuses le sont à leur manière. » Mais comme le montre de façon bouleversante Frederick Wiseman, la nature tragique du couple est une expérience universelle.

Un couple, de Frederick Wiseman, avec Nathalie Boutefeu, sort aujourd’hui en salle.