Ukraine-Russie : l’interminable attente

Attaquera, attaquera pas : depuis des semaines, le spectre d’une intervention militaire de la Russie en Ukraine plane au-dessus de la géopolitique internationale. Alors que certains observateurs craignaient une opération imminente, la Russie a déjoué les attentes en rappelant ses troupes massées à la frontière. Si l’escalade annoncée n’a pas eu lieu, les tensions sont loin d’être apaisées. Et la guerre n’est pas, encore écartée.

Attente d’un déclenchement qui ne vient pas, la situation actuelle n’est pas sans rappeler la « drôle de guerre », dont Jean-Paul Sartre fit le récit.

« Ils veillaient pour que l’attente ne s’accomplît point »
Julien Gracq, Le Rivage des Syrtes (1951)

« Que dire d’une guerre où l’agresseur n’attaque pas ? » : Jean-Paul Sartre se pose la question lors du déclenchement du second conflit mondial, en 1939, pendant les quelques mois de la « drôle de guerre » durant lesquels la France attend l’attaque allemande. Le philosophe évoque, dans ses Carnets de la drôle de guerre, cette « attente agaçante », « attente interminable et sans gloire » propre à ce moment d’entre-deux. La guerre, longtemps redoutée, est là, désormais. Mais ne l’est pas tout à fait. Le combat est imminent mais il tarde à venir, il « ne vient pas ».

Cette imminence sans cesse repoussée paralyse la vie, qui ne peut rien faire d’autre qu’attendre alors même qu’il ne se passe rien. « Le soldat ressemble beaucoup à un malade, raconte Sartre. Lui aussi souffre d’enchosissement. Il n’a plus de possibilités propres, il attend. Mais c’est une attente très particulière et militaire. D’ordinaire celui qui attend attend quelque chose d’autrui sans doute mais aussi de soi. Le soldat n’attend rien que d’autrui. Cette attente passive, qui se marque par un air très propre au militaire – visage de bois, yeux rivés –, est une lente transformation en chose. Elle s’accompagne d’ailleurs de silence intérieur. » Tous les yeux sont fixés sur la guerre, incapables de s’en détourner, de penser à autre chose. Tous les yeux veillent pour ne pas être surpris, pris au dépourvu.

Mais, dans cette suspension du temps sans cesse prolongée, un ennui profond que rien ne peut distraire, s’empare des hommes. « La guerre est devenue un long ennui, continue Sartre. Les jours coulaient sur moi en mare visqueuse, j’étais inondé de temps. […] La vie ici est toujours la même. Sans aucun charme, sans rien de fort. On traîne. » Le surgissement de l’ennemi, de plus en plus probable à mesure que les jours avancent, se fait plus irréel : « Puisque beaucoup pensent que les Allemands n’attaqueront pas, [l’attente] n’a pas manqué de produire son effet ; l’arrière se désintéresse de nous, nous-mêmes nous ne songeons guère aux Allemands avec des intentions offensives. Beaucoup espèrent un “arrangement”. […] On s’ennuie, le “moral” baisse. »

L’attente, pourtant, demeure, et interrompt la vie. L’homme, accaparé, ne peut plus se soucier de rien d’autre. Son horizon temporel se rétracte. « Cette attente qui n’est même pas attente de quelque chose. […] L’attente même a perdu son sens. […] L’attente est supprimée. L’attente et le souci. […] Il y a en moi de petites attentes limitées aux heures qui suivent immédiatement », mais rien de plus. L’« entrée dans la vie militaire est assez semblable à une mort, puisqu’elle s’accompagne du dépouillement d’une vie qui a perdu son sens et reste en suspens dans l’absurde ».