Ukraine : de la guerre longue à la guerre lasse ?

« Comme vous, peut-être, je suis inquiet de ce qui se passe dans le monde autour de l’Ukraine. Le soutien des premiers mois s’effrite lentement mais sûrement. Et Vladimir Poutine, qui a déjà fixé le score avec lequel il se fera réélire l’année prochaine, se frotte les mains. L’Ukraine va-t-elle se retrouver seule face à la Russie ?

Depuis quelques jours, des petites lumières rouges s’allument un peu partout. Au sommet du G20 en Inde, contrairement à l’an passé, les participants n’ont pas condamné l’invasion russe en Ukraine. Le différend entre Kiev et ses voisins hongrois, slovaques et polonais autour des exportations agricoles s’est envenimé au point que la Pologne, en pleine assemblée générale des Nations unies, a déclaré suspendre ses livraisons d’armes à son fidèle allié. Ce week-end, le candidat pro-russe Robert Fico, opposé à l’aide en Ukraine, est arrivé en tête aux élections législatives en Slovaquie. Et le Congrès américain, afin d’éviter un shutdown administratif, a suspendu l’aide prévue de 24 milliards de dollars à Kiev. Alors que la contre-offensive ukrainienne ne connaît pas les succès attendus, les dirigeants des démocraties ont beau proclamer que leur soutien ne se dissipera pas, et les Ukrainiens se rassurer en commençant à produire leurs propres armes et munitions, le moment est dramatique.

On savait, après l’échec de la guerre éclair russe et les difficultés ukrainiennes pour reconquérir leurs terres, que le conflit serait long. On savait également que les opinions publiques des alliés de l’Ukraine allaient finir par se lasser. Mais on commence seulement à en entrevoir les conséquences réelles. Le conflit risque de durer encore des années, pour une raison simple. Les Ukrainiens donnent leur vie, depuis 2014, pour récupérer leur souveraineté sur leur territoire national, Crimée comprise. Quant aux Russes, ils ont décidé de lier leur destin à la guerre perpétuelle contre tout pays voulant échapper à leur emprise. Le conflit pourra s’apaiser pour un temps, avant de reprendre quelques années plus tard, au cours d’une très longue guerre de désimpérialisation. Ni l’Ukraine, ni la Russie, n’abandonneront de guerre lasse.

La lassitude, en revanche, peut venir de nous. Ce terme est terrible, tant il contraste avec ce qu’on appelle, depuis le XVII^e siècle, la “fatigue de la guerre” (comme l’explique Georges Vigarello dans son Histoire de la fatigue). Tandis que les soldats, non contents de risquer leur vie, s’épuisent dans les tranchées et les bivouacs, nous risquons de nous sentir las, pas tant fatigués physiquement et psychiquement qu’ennuyés. C’est sans doute Aristote qui décrit cet état de la façon la plus clinique, dans son Éthique à Nicomaque : “Certaines choses nous réjouissent quand elles sont nouvelles, et […] plus tard ne nous plaisent plus autant qu’au début ; en effet, la pensée se trouve dans un état d’excitation et d’intense activité à l’égard de ces objets, comme pour la vue quand on regarde avec attention, mais par la suite, l’activité n’est plus ce qu’elle était ; elle se relâche, ce qui fait que le plaisir aussi s’émousse.” Bien sûr, les horreurs de cette guerre ne réjouissent personne, même à la télévision. Elles ont sidéré, effrayé, mobilisé les bonnes volontés. Mais comme les batailles s’éternisent, elles n’étonnent plus comme avant. Notre imaginaire de la guerre est peuplé d’offensives fulgurantes, de combats décisifs, de faits d’armes héroïques. Or la vraie guerre est lente et sale, comme dans Falstaff (1965) d’Orson Welles, où le combat débute par l’excitation des soldats et s’achève sur des corps-à-corps dans la boue, filmés presque au ralenti. C’est parce que la guerre est lente qu’elle est ennuyeuse. Mais c’est parce qu’elle devient lassante qu’elle risque d’être encore longue.

Le plus terrible dans cette lassitude est qu’elle conforte pleinement ce que Vladimir Poutine pense des Européens. Il les juge en bout de course historique, oublieux de leurs racines et de leurs valeurs, fatigués d’eux-mêmes, incapables de grands sursauts patriotiques et occupés à couper les cheveux en quatre sur des questions annexes. L’Européen vu par le Kremlin, c’est le “dernier homme” du Zarathoustra de Nietzsche : “La terre alors sera devenue exiguë, on y verra sautiller le Dernier Homme qui rapetisse toute chose.”

L’acédie, expliquaient les théologiens chrétiens, est cette lassitude nauséeuse qui advient au milieu du gué, vers midi ou au milieu de l’existence. Elle arrive ici après dix-neuf mois de guerre. Et le Kremlin en profitera certainement. Nous qui sommes las, ne devenons pas somnambules. »

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