2. S’estimer mais pas trop

Tuteur en séries

Philippe Nassif publié le 5 min

Les fictions télévisées made in USA passionnent… et fonctionnent comme une véritable « éducation pour les adultes », au sens où l’entendait le philosophe américain Emerson. Sauf qu’il s’agit moins de recevoir une instruction que de se mettre à l’écoute de son intuition. Ne zappez pas !

Dans le pilote de la série Girls, le personnage incarné par l’actrice et scénariste Lena Dunham annonce à ses parents, en leur tendant son manuscrit : « Je suis la voix de ma génération ! », avant de se reprendre : « … ou au moins une voix, d’une génération… » Dans le pilote de Breaking Bad, lorsque Walter White – mari castré, prof de chimie méprisé, citoyen middle class claquemuré dans sa peur – apprend qu’il est dévoré par un cancer, il décide de vivre enfin sa vie, à 50 ans, en se lançant dans le trafic de drogue, car, annonce-t-il : « Je suis éveillé. » Dans le pilote de True Detective, un policier un peu plouc presse son partenaire Rust Cohle de mettre en sourdine ses extravagantes réflexions anticonformistes, mais reçoit comme réponse : « Vu le temps qu’il m’a fallu pour me réconcilier avec ma nature, je ne vois pas comment je pourrais y renoncer juste pour te faire plaisir. » Quant au pilote de Mad Men, il met en scène un docteur nommé Emerson qui engage sa patiente, à qui il prescrit un moyen de contraception, à se montrer « digne » de sa liberté, en l’occurrence sexuelle, nouvelle.

Soit autant d’éléments épars qui nous mettent sur la piste d’un air de famille réunissant les (bonnes) séries hollywoodiennes – et expliquant sans doute pourquoi nous nous passionnons pour elles et aimons tant en parler. C’est que ces séries s’avèrent être un genre d’entraînement à cultiver sa propre estime de soi. Et, plus précisément, à s’y exercer selon une orientation formulée par celui que le philosophe contemporain Stanley Cavell désigne à juste titre comme « le fondateur de la pensée américaine » : Ralph Waldo Emerson (1803-1882). À Cavell, nous ne devons d’ailleurs pas seulement la pleine révélation de la philosophie dite « perfectionniste » déployée par l’auteur de La Confiance en soi (trad. Rivages, 2000). Mais plus encore la prise de conscience que c’est au cinéma, et aujourd’hui dans les séries, que cette éthique est mise en œuvre avec le plus d’éloquence. Là, en effet, se déploie une véritable « éducation pour les adultes », un lieu où nous sommes invités à continuer à « grandir », c’est-à-dire à « changer » : s’arracher à la mésestime de soi pour partir à la conquête d’un meilleur moi.

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