Sur les barricades de Kiev

C’est un drôle de petit mot, mais qui suffit à réchauffer une journée de décembre, mi-neigeuse mi-boueuse, dans une grise métropole d’Europe de l’Est ; deux syllabes chantantes qui courent sur toutes les lèvres, agitent les esprits et aimantent les corps : maïdan. Ce terme d’origine persane désigne une vaste place, en Égypte, en Inde… ou en Ukraine. Aujourd’hui, il incarne le cœur de l’Europe. C’est en effet à cet endroit, appelé officiellement place de l’Indépendance, au centre de Kiev que campent et manifestent depuis plusieurs semaines les partisans du rapprochement avec l’Union européenne.
 

Ayant appris que les forces de l’ordre avaient, pour la seconde fois en deux semaines, tenté de disperser par la force les insurgés, j’accours à Kiev et me dirige, moi aussi, en ce 12 décembre, vers le fameux maïdan. Mon vieil ami Andreï Khalpakhchi m’accompagne. Ce grand cinéphile dirige le Festival international de cinéma Molodist. Il m’explique le sursaut que l’Ukraine est en train de vivre, si inattendu de la part d’un peuple que l’on croyait désabusé. En 2004, beaucoup avaient cru à la Révolution orange, qui avait porté les démocrates proeuropéens au pouvoir. Mais les luttes politiques fratricides, le poids des oligarchies économiques, la corruption persistante avaient refroidi les espoirs et permis l’élection au poste de président du prorusse Viktor Ianoukovitch. C’est pourtant cet homme falot qui a négocié un rapprochement avec l’Europe et a assuré vouloir signer, à la fin du mois de novembre 2013, un accord d’association avec l’Union européenne. Mais Vladimir Poutine, décidé à mettre en œuvre son rêve d’Union eurasienne, nouvelle version de l’Union soviétique, ne l’a pas laissé faire. À coups de chantage économique et de pressions, il a fini par faire céder le président ukrainien. Ce dernier a fait savoir le 21 novembre, à la surprise générale, qu’il ne signerait pas l’accord avec l’Europe et se tournerait vers la Russie pour recevoir l’aide financière destinée à sauver le pays de la faillite. « Cette trahison de la part du président a énormément choqué les gens, assure Andreï Khalpakhchi. Il y a encore un mois, nous n’imaginions pas cette volte-face. Les Ukrainiens, notamment les jeunes, qui voyagent beaucoup, veulent vivre selon les standards européens, avec l’état de droit et des garanties sociales pour avoir une vie décente, loin de l’arbitraire et de la corruption qui règnent actuellement. » Il espère que l’Europe se battra contre ce rapt d’un pays entier. Et n’hésite pas à comparer la situation actuelle à la démission de l’Europe en 1938 face à Hitler qui s’était s’emparé des Sudètes, en territoire tchécoslovaque. « L’Ukraine, ce sont les Sudètes du XXI^e siècle, martèle Andreï. Il est vital que les dirigeants européens comprennent la menace que représentent les visées impériales de Poutine. »