Sur l’autoroute des vacances

« Alors que s’ouvre le mois de juillet, je commence à envisager avec un peu plus de réalité le début des vacances. J’attends bien sûr avec impatience la succession délicieuse des longues journées de farniente, toutes un peu identiques, sous le soleil breton (croisons les doigts). Mais j’attends avec je crois davantage d’impatience encore le jour du départ.

Il est une excitation singulière, les jours de départ. La veille, déjà, troublé par la profusion des visions édéniques qui s’entrechoquent, le sommeil tarde à venir. Il faudra malgré tout se lever tôt pour prendre la route, afin de ruser avec les embouteillages. L’enthousiasme, cela dit, rend le réveil supportable. La fatigue exacerbe peut-être un peu l’effervescence. Ça y est, la terre promise est à portée de main. À mesure que défilent les kilomètres, elle se fait plus palpable. Et tandis que la distance qui me sépare de la destination se résorbe, l’attente se fait plus nerveuse, fébrile. Irritante, même : l’objectif, qui pourtant se rapproche, n’est toujours pas là. L’imminence a quelque chose d’intenable.

C’est qu’il n’y a rien d’autre à faire qu’attendre, dans l’habitacle automobile lancé à toute vitesse. L’autoroute, selon l’expression de l’anthropologue Marc Augé, est un “non-lieu” – peut-être le plus parfait. “Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu.” Espace sans intérêt particulier, interchangeable, impersonnel, inhumain au sens où il ne peut donner lieu à aucune forme d’enracinement et d’appropriation, aucune forme d’habitation et d’histoire, l’autoroute est une pure voie de transit, un espace de “coexistence d’individualités distinctes, semblables et indifférentes les unes aux autres” qui cherchent seulement à s’en échapper le plus vite possible.

Quelques panneaux viennent bien, semble-t-il, singulariser le parcours pour lui donner de l’intérêt. “Ainsi est-il prié sur l’autoroute du sud d’accorder quelque attention à tel village fortifié du XIIIe siècle ou à tel vignoble renommé […] Le paysage […] et ses détails architecturaux ou naturels sont l’occasion d’un texte, parfois agrémenté d’un dessin schématique lorsqu’il apparaît que le voyageur de passage n’est en réalité pas vraiment en situation de voir le point remarquable signalé à son attention et se trouve dès lors condamné à tirer du plaisir de la seule connaissance de sa proximité.” À la diversité du réel se substitue l’uniformité du signe. “Le parcours autoroutier […] évite, par nécessité fonctionnelle, tous les hauts lieux dont il nous rapproche ; mais il les commente.”

Le non-lieu est, pour Augé, le produit phare de la “surmodernité” : là où la modernité opérait dans un même lieu la synthèse de l’ancien et du nouveau, le non-lieu surmoderne, où l’on ne fait que passer, demeure éternellement jeune car il est sans histoire. Le passé, quand il s’y invite, surgit sur le mode du “spectacle” : “Dans les non-lieux de la surmodernité, il y a toujours une place spécifique (en vitrine, sur affiche, à droite de l’appareil, à gauche de l’autoroute) pour les ‘curiosités’ locales.” C’est le rôle que joue souvent l’aire d’autoroute. “Les stations-service […] se donnent de plus en plus l’allure de maisons de la culture régionale, proposant quelques produits locaux, quelques cartes et quelques guides qui pourraient être utiles à celui qui s’arrêterait” mais en fait ne s’arrête jamais. Bien souvent, note encore Augé, “le non-lieu emprunte ses mots au terroir, comme on voit sur les autoroutes, où les ‘aires de repos’ – le terme ‘aire’ étant vraiment le plus neutre possible, le plus éloigné du lieu et du lieu-dit – sont parfois désignées par référence à quelque attribut particulier et mystérieux du terroir proche : aire du Hibou, aire du Gîte-aux-Loups”, etc.

À bien des égards, sans doute, l’aire d’autoroute est un “espace abstrait”. Personne n’y vit, et l’on y accède d’ailleurs exclusivement par l’autoroute dont elle rythme l’interminable défilement. J’ai néanmoins du mal à la réduire à un non-lieu – à une simple étape contraignante retardant l’arrivée à bon port. J’ai, je crois, de la tendresse pour les stations-service : pour l’idée en général – juxtaposition de familles qui ne se connaissent pas réunies fortuitement entre la machine à café et le rayon magazines – et pour certaines stations en particulier qui, au fil des étés, me sont devenues “étrangement famili[ères]”. Délié de la répétition du quotidien, l’imaginaire de l’aire de la station d’autoroute est assurément plus flottant ; mais il n’en est pas moins investi, pour moi, d’une certaine intensité affective indissociable de l’histoire estivale distendue que j’entretiens avec les haltes autoroutières. Une légère émotion me saisit notamment devant l’empilement des sandwichs triangle dont je me délectais, enfant, à la pause de dix heures. Ils ont gardé pour moi ce goût un peu nostalgique de vacances.

Manque de pot, cette année, je partirai sans doute en train. »

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