Sur la route (philosophique) de l’Inde

On a longtemps minoré, en Occident, la pensée indienne, réduite à des mythes religieux et des traditions ascétiques. Mais depuis quelques années les indianistes nous font voir une créativité conceptuelle exceptionnelle, notamment sur le soi, la perception, la rationalité. Invitation au voyage.

« Qu’est-ce que la philosophie indienne ? » À cette question posée par Vincent Eltschinger et Isabelle Ratié dans leur récent essai paru chez Folio, il fut longtemps difficile de répondre, tant ce continent philosophique resta extérieur à la curiosité des Occidentaux. Comme si un fossé trop grand à combler séparait deux modes de pensée que rien de commun ne semble, en apparence, pouvoir relier. Trop d’écarts entre des concepts, des finalités, des langages, des problèmes, empêchaient d’y voir clair, même si les travaux d’universitaires (François Chenet, Jean Filliozat, Lilian Silburn, Guy Bugault, Michel Hulin, Roger-Pol Droit…), soucieux de dévoiler les mystères de ce continent philosophique, circonscrit principalement au bassin du Gange, ont peu à peu éclairé des zones d’opacité.

Ce qui rend souvent difficile l’approche de la pensée indienne tient à l’indistinction relative de la religion, de la philosophie et de la science. Et même si l’entrée récente du philosophe Nagarjuna au panthéon des auteurs du programme de philosophie des classes de terminale traduit le début d’une attention académique, les idées préconçues sur l’Inde persistent largement, comme si elles n’avaient que le yoga, la méditation ou le nirvana à offrir aux Occidentaux stressés. Ne serait-il pas enfin temps de congédier ces clichés entretenus par les Occidentaux sur l’Inde ancienne, censément trop absorbée par sa religiosité, pour donner prise au concept ? 

Un continent philosophique à part

L’Inde a été exclue du champ de la philosophie proprement dite vers la fin du XVIII^e siècle. Depuis, des générations d’indianistes ont plaidé en vain pour la révision d’un procès mal instruit. Dans son essai L’Oubli de l’Inde, Une amnésie philosophique, paru en 1989, Roger-Pol Droit analysait le sens de cette occultation conduisant à classer la pensée indienne parmi les « sagesses », et non pas parmi les philosophies. Ce préjugé tenace ne s’est pas totalement dissipé : guidé par la lumière de la raison, l’Occident s’opposerait encore à l’Inde, empreinte de ses mythes et de ses religions à profusion. La réception de la philosophie indienne a ainsi longtemps accrédité l’idée que celle-ci s’épuisait dans des traditions closes sur elles-mêmes, réfractaires à toute innovation. À rebours de la tradition philosophique occidentale, l’Inde fut reléguée du côté des sagesses pratiques amputées de toute dimension argumentative. Une seule exception est à noter : la curiosité de Hegel, qui fut à la fois le premier et le dernier des philosophes européens à se préoccuper du statut de l’Inde dans l’histoire universelle de la philosophie, dans ses Leçons sur l’histoire de la philosophie.