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© Viviane Dalles pour PM

Enquête

Y a-t-il une sagesse paysanne ?

Michel Eltchaninoff publié le 19 juillet 2012 17 min

Dans un monde urbain, nomade et virtuel, on a tendance à voir le monde paysan comme le dernier réservoir d’authenticité et de vertu. Fantasme ou réalité ? Pour le savoir, nous sommes partis sur les routes de France.

On m’attend pour le dîner – il faut entendre le repas de midi car ici on déjeune, on dîne, puis on soupe – chez Louis Raynaldy, dans le hameau de Conquettes, dans le nord de l’Aveyron, non loin du plateau de l’Aubrac. Dans la ferme que cet agriculteur à la retraite partage avec son fils, qui a repris l’exploitation, nous dégustons quelques verres de vin, la salade du jardin, le bœuf du cheptel… Arrive le moment de l’aligot, la spécialité du cru, purée mêlant pommes de terre, crème fraîche et tomme de montagne. « C’est votre première fois ? » me demande mon hôte d’un ton presque ému. J’approuve et fais honneur au plat en remerciant le ciel d’avoir échappé aux tripoux, autre célébrité locale. En compagnie de cet homme aux traits sculptés, à l’accent indéfinissable pour le citadin que je suis, au regard à la fois grave et rieur, je sens bien que le terme de sagesse paysanne n’est pas une invention d’urbains nostalgiques.

À 87 ans, Louis Raynaldy se porte comme un charme. Il cultive son jardin, conduit sa voiture et s’inquiète du chaos boursier. Mais lorsqu’il se met à raconter son existence, c’est comme s’il ressuscitait un passé presque légendaire. Il est né dans cette maison construite par son père. Ses ascendants étaient également d’ici et paysans. La tradition familiale voulait que le fils aîné devienne ecclésiastique et que le second reprenne l’exploitation. Ainsi Louis Raynaldy, comme son père, a eu un frère religieux. Quant à lui, il n’avait pas de vocation précise. « J’ai fait un peu de collège, raconte-t-il. La guerre a éclaté, le collège a été fermé et je suis revenu à la maison. Mes parents m’ont dit : “tu nous aideras”, et ça s’est passé comme ça. » Son enfance ? « Un peu de joie », résume-t-il. Les travaux et les jours : « On faisait des veillées, on fabriquait des paniers avec du bois de châtaignier, on apprenait à faire du cidre, on ramassait les champignons, on épluchait les châtaignes, on coupait les coulées de betterave… ensuite on allait manger une fouace [la brioche de la région]. On était plus en contact avec les autres que maintenant. » L’exploitation, dans cette zone montagneuse au sol ingrat, était modeste : six vaches, une paire de bœufs pour travailler, un peu de blé pour le pain et de seigle pour nourrir les cochons… Les parents de Louis Raynaldy « étaient pauvres, mais ils étaient heureux ». Ils vivaient presque en autarcie, n’achetant que le sucre et le café. « Mais ils aimaient les réunions familiales, les foires de la région où l’on rencontre toutes les générations », se rappelle leur fils.

En écoutant ce récit candide et noble, les principaux traits de la sagesse paysanne se révèlent sans jamais vraiment se formuler – pudeur oblige. L’humilité n’est ni feinte ni larmoyante. Lorsque je lui avais annoncé ma venue par téléphone, Louis Raynaldy s’était sincèrement inquiété : « Ce que je raconterai ne vous paiera pas le voyage… » Il s’excuse de ne pas tracer de savantes perspectives sur le monde agricole. La sobriété règne, tant dans cet intérieur que dans cette parole rare. La bienveillance sert de gouvernail : on n’entend pas l’agriculteur dire du mal d’autrui ou se lancer dans de grandes diatribes contre l’Europe, les citadins ou les jeunes. La décence ordinaire vantée par George Orwell imprègne cette biographie. Louis Raynaldy ne se vante guère du fait que les habitants du village aient caché des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Ni héros ni collaborateurs, ils écoutaient secrètement Radio Londres, faisaient maquiller leurs papiers afin de ne pas partir au travail obligatoire en Allemagne, cachaient du grain dans une trappe derrière la cheminée pour échapper aux réquisitions… Le travail demeure la valeur principale : « On travaillait jusqu’à quinze heures par jour l’hiver. » Durant ses trente ans à la tête de son exploitation, Louis et sa femme ne sont partis que deux fois en vacances – une fois en Bretagne, une fois en Espagne. Mais les journées bien remplies, à l’époque, ne généraient pas ce sentiment d’urgence et d’angoisse que nous connaissons aujourd’hui : « On n’était pas stressés pour l’heure. Si quelqu’un venait, on le recevait. Cela ne nous rendait pas de mauvaise humeur. Parfois on se sentait bien fatigués, mais on s’entraidait. » Occupés, donc, mais heureux. Il fait également partie de cette génération d’agriculteurs qui savaient lire le temps du lendemain dans la couleur du coucher ou la direction du vent. Enfin, même si aujourd’hui les vaches sont élevées dans un hangar hors de la ferme et si la basse-cour a été cimentée, la familiarité avec les animaux est une vertu que Louis Raynaldy a longtemps pratiquée. « J’aimais bien les animaux, se souvient-il. Mes vaches avaient des noms. Elles s’appelaient Jacqueline, Annie… On caressait celle-ci, pas celle-là. Elles me reconnaissaient à la voix. Désormais, elles n’ont plus de nom. Elles portent un numéro, ce qui permet de les nourrir automatiquement. C’est dommage. » Endurant, simple, sobre comme le paysan-soldat vanté par la littérature latine, par Jean-Jacques Rousseau ou Jules Michelet ; entretenant un rapport direct et intime avec la nature, le climat, les bêtes, comme en rêvent ceux qui déplorent l’étouffement du monde par les sciences et les techniques ; modeste, calme, mesuré et bienveillant, échappant à l’idéologie et aux bavardages de la communication, tel est le sage paysan que nous avons rencontré quelque part entre Aurillac et Rodez.

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Article issu du magazine n°54 octobre 2011 Lire en ligne
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