Stamatios Tzitzis : “L’idée de responsabilité pénale naît vraiment avec la Modernité”
Un projet de loi remet la responsabilité pénale au cœur du débat public, suite au scandale soulevé par le jugement de l’affaire Sarah Halimi. Président de la section de philosophie pénale à l’Institut de criminologie de Paris, Stamatios Tzitzis revient sur les racines philosophiques de cette notion.
Depuis quand la responsabilité pénale est-elle une notion de droit ?
Stamatios Tzitzis : L’histoire pénale de l’Europe se divise en deux périodes : l’Antiquité et l’époque moderne. Pour les Grecs, le fait qu’on ne soit pas toujours maître de ses actes est perçu, mais il ne se traduit pas pour autant dans le droit : commettre un crime est toujours une infamie, un affront à l’ordre naturel des choses. Nul ne peut donc se soustraire à la loi. Au Moyen Âge, le droit évolue. Les « fous » peuvent échapper à la peine de mort – exception faite des crimes politiques ou religieux. Mais l’idée de responsabilité pénale naît vraiment avec la Modernité. Elle émerge avec Descartes, qui rompt avec l’idée antique selon laquelle la nature déterminerait en partie notre volonté. Pour lui, il n’y a plus de limites à la liberté des humains : notre libre arbitre est infini. La responsabilité devient ainsi un concept à part entière. En 1810, le code pénal consacre cette idée en reconnaissant une exception : si la personne est en état de démence lors des faits, « il n’y a ni crime ni délit ». On parle aujourd’hui d’« abolition du discernement ».
Quelle est la différence entre responsabilité morale et responsabilité pénale ?
La responsabilité morale est d’ordre métaphysique. Elle se rapporte à la question du libre arbitre : a-t-on toujours le choix de faire quelque chose ou de s’en abstenir ? Descartes pense que oui, mais Schopenhauer, par exemple, estime qu’on peut commettre un crime sans le souhaiter, parce que cela répond à une constitution particulière du sujet, à une pulsion. La responsabilité pénale est tout de même plus étroite que la responsabilité morale. Le droit n’est pas la métaphysique. C’est le fameux : « responsable mais pas coupable », qui renvoie à l’affaire du sang contaminé. On peut se sentir moralement responsable d’un crime ou d’un délit, sans forcément commettre une infraction.
Peut-on être responsable du fait de se mettre en situation d’irresponsabilité, par exemple en prenant de la drogue, comme le meurtrier de Sarah Halimi ?
Il arrive que des personnes soient condamnées pour des faits qu’elles n’ont pas commis : par exemple, un parent à la place d’un enfant ou le propriétaire d’un animal. Si l’on applique ce raisonnement à l’affaire Halimi, on peut a minima questionner ce qui aurait pu être fait pour que Kobili Traoré ne se mette pas dans une situation criminelle. Pourquoi ses parents n’ont-ils pas appelé le Samu ? Qu’a dit Traoré à l’« exorciste » – ou l’imam – rencontré la veille à la mosquée Omar ? Est-on sûr qu’il n’y avait pas préméditation, dans la mesure où le meurtrier savait à qui il avait affaire (sa voisine, une femme juive) ? Y a-t-il eu une défaillance de la justice, qui a laissé libre un homme condamné de multiples fois pour des faits de vols ou de violence ? Sans procès, il est hélas ! impossible de répondre.
Les experts psychiatres ont-ils trop de pouvoir ?
L’expertise psychiatrique n’oblige en rien le magistrat, qui reste maître de sa décision. En revanche, on peut se demander si, dans des affaires si graves, l’irresponsabilité pénale peut être déclarée par une seule personne. Il me paraîtrait plus raisonnable de recourir à une assemblée collégiale, avec un débat n’impliquant pas que des experts. Le crime engage toute la société, celle-ci devrait être représentée d’une manière ou d’une autre. Par ailleurs, croire que la psychiatrie est une science exacte me paraît dangereux. Elle reste une science évolutive, qui peut fournir des indices mais pas des preuves.
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