Souleymane Bachir Diagne : “Je plaide pour une intelligence cinétique et universelle du monde”

Vous évoquez à plusieurs reprises dans votre autobiographie votre amour de la danse. Est-ce pour vous une manière de penser ?

Souleymane Bachir Diagne : Peut-être bien, en effet ! Aussi loin que je me souvienne, et aussi loin que les souvenirs de mes parents remontent, j’ai toujours adoré danser. Tout petit, j’aimais le rythme, je pouvais me donner en spectacle en oubliant tout dès que les tambours se mettaient à jouer. Étudiant à Paris, je passais des nuits à danser dans les boîtes, principalement au Palace, où nous nous retrouvions souvent avec mes amis. J’ai toujours été frappé par une scène de la tradition, dans l’histoire de l’islam, où Jafar, le cousin de Mahomet, danse autour du prophète en lui racontant qu’il avait vu pareille danse autour du souverain d’Abyssinie pour exprimer par le corps la joie que l’on éprouve à être gratifié par lui. Et en effet, danser est la meilleure manière d’exprimer la joie que l’on porte, car la joie, essentiellement, est ce qui met en mouvement. Ce n’est pas seulement exprimer la joie mais la faire naître, de la même manière que sourire à quelqu’un fait naître son sourire en retour. J’ai petit à petit donné sens au plaisir que j’éprouve à danser. Comme si j’avais acquis une intelligence cinétique du monde. Dans les cosmologies traditionnelles, telles que les raconte Léopold Sédar Senghor, chaque chose et chaque être est une force – et les forces se distinguent par le rythme. Vous êtes un rythme particulier, je suis un rythme particulier, et si nous sommes bien en phase, c’est que nos rythmes s’accordent. J’adore cette idée d’un monde de rythmes, où tous les êtres seraient des rythmes et où l’accord des êtres serait la capacité de mettre ces rythmes en phase. Un monde de rythmes, cela me semble une bonne manière de décrire le monde, une bonne ontologie, comme on dit en jargon ! Cette idée du rythme, du mouvement, est très importante pour moi dans les réflexions que je mène sur l’islam comme religion dynamique ou sur l’identité perpétuellement en devenir…

“J’adore cette idée d’un monde de rythmes, où tous les êtres seraient des rythmes et où l’accord des êtres serait la capacité de mettre ces rythmes en phase. Un monde de rythmes, cela me semble une bonne manière de décrire le monde” Souleymane Bachir Diagne

À propos d’identité, vous évoquez différents usages de vos prénoms, ainsi que celui de votre père. On vous appelle Jules, Souleymane, Bachir… Mais comment vous appelez-vous vous-même ?

Ces prénoms distinguent les périodes de ma vie, les lieux où j’ai vécu (Dakar, Paris, New York…) et les cercles d’amis. Si je marche dans Dakar et que j’entends appeler Jules, je sais tout de suite que cette personne m’a connu quand j’avais 10 ans, que j’ai probablement grandi avec elle lorsque nous habitions dans les quartiers « Sicap » de Dakar [les programmes d’habitations pour les « évolués », selon l’administration coloniale]. À dire vrai, je n’ai jamais éclairci comment, en français, Souleymane glissait en « Jules » ! Ensuite, mes amis se sont mis à m’appeler Bachir. Et officiellement, je suis Souleymane. Je me surprends à réfléchir à qui je suis en train d’écrire pour signer mes e-mails par l’un de ces prénoms. L’histoire du prénom de mon père est plus révélatrice d’une certaine désinvolture de l’état civil colonial. Il s’appelait Cheikh, et son prénom a été orthographié Sijh, ce qui, même phoniquement, n’a pas grand-chose à voir. L’intéressant est que mon père s’est approprié ce prénom, qu’évidemment personne ne porte puisqu’il n’existe pas. Mais au fond, Sijh le distingue, l’individualise absolument – et il y tenait. À tel point que lorsque je lui annoncé que ma femme et moi, nous voulions donner à notre premier fils son prénom, il a délicatement insisté pour que nous gardions cette orthographe.

Est-ce cela le chemin de l’identité : s’approprier ce qu’on n’a pas choisi d’être ?

Oui, c’est cela l’identité : s’approprier des choses qu’on n’a pas choisies, donc aussi en rejeter d’autres. Avoir plusieurs noms, c’est une manière « d’être légion », comme dit Victor Hugo ! C’est une manifestation du fait que chacun est multiple. Car avoir plusieurs noms est le cas de beaucoup plus de personnes dans le monde qu’on le croit ! Par exemple, lorsque ma femme et mes enfants sont devenus américains, il leur a été demandé, à ce moment-là, s’ils voulaient se choisir un autre nom. Le changement de nom est prévu par la procédure.

Vous êtes rattaché à des lignées de lettrés musulmans au Sénégal. Votre père était un érudit très respecté mais son métier était d’être receveur des postes. Comment vous êtes-vous construit dans cette double identité sociale : fils d’intellectuel et fils de postier ?