Slavoj Žižek. Peut-on se marier avec soi-même ?
Prenant au sérieux le cas d’une jeune Britannique qui s’est unie à elle-même au printemps dernier pour manifester l’amour qu’elle se porte, le philosophe slovène Slavoj Žižek s’interroge non sans humour sur le nouvel idéal de transparence qui gouverne les mœurs.
Peut-on s’imaginer être quelqu’un d’autre ? Un psychanalyste répliquerait : on ne peut même pas s’imaginer être soi-même. Ou, plus précisément, on s’imagine être soi-même, mais on ne l’est pas véritablement.
Au printemps 2015, une certaine Grace Gelder, jeune photographe adepte de méditation, a fait sensation dans la presse britannique. Inspirée par les paroles d’une chanson de Björk – « married to myself » (« mariée à moi-même », extrait d’Isobel qui figure sur son deuxième album, Post) –, elle avait en effet décidé de franchir le pas : elle a organisé une cérémonie de mariage, a prononcé ses vœux à elle-même, s’est passé la bague au doigt et s’est embrassée dans le miroir… Au-delà de cette information saugrenue, le concept de self-dating et de self-marrying semble avoir le vent en poupe. Des sites Internet donnent des conseils pour se préparer à un rendez-vous avec soi-même : éparpillez des mots doux dans votre appartement, faites du rangement, allumez des bougies, mettez votre plus belle robe, annoncez à vos amis que vous passez une soirée en tête à tête avec vous-même… Le self-dating est censé promouvoir une meilleure connaissance de soi, nous amener à découvrir qui nous sommes et ce que nous voulons ; en nous engageant avec notre être le plus intime, nous parviendrons à mieux nous accepter et à être en harmonie avec nous-mêmes, pour profiter pleinement de la vie. Une telle promesse peut-elle être tenue ?
Plutôt que de ricaner face à la manifestation outrancière de cette pathologie contemporaine qu’est le narcissisme, voyons ce qu’elle révèle : la notion de self-dating et de self-marrying implique que l’on ne fait pas un avec soi-même. Je ne peux m’épouser qu’à condition de n’être pas directement moi-même ; mon unité demande à être entérinée par l’Autre avec un grand A, réalisée dans une cérémonie symbolique, « officialisée ». C’est bien là ce qui pose problème : comment cette inscription dans l’ordre symbolique aux yeux duquel je suis « marié à moi-même » renvoie-t-elle à mon expérience de moi-même ? Et si ce retour sur moi-même m’amenait à découvrir des choses peu ragoûtantes ? Jalousie, fantasmes sadiques, perversions sexuelles ? Et si ma prétendue « richesse intérieure » s’avérait n’être que du flan ? En un mot, si je m’apercevais que je suis mon prochain, au sens biblique du terme (un inconnu impénétrable, complètement étranger à mon moi officiel) et que je cherche le contact avec autrui justement pour échapper à moi-même ? Pour aimer son prochain, dit-on, il faut commencer par s’aimer soi-même. N’est-ce pas plutôt pour échapper à moi-même que j’aime mon prochain ? Ne serais-je donc aimable qu’à condition d’aimer autrui ? Se marier avec soi-même suppose une bonne entente intérieure, mais que se passera-t-il si je n’arrive pas à me réconcilier avec moi-même ? Et si je ne m’en rends compte qu’après mon auto-mariage ? Me faudra-t-il engager une procédure de divorce ? Ce divorce sera-t-il reconnu par l’Église catholique ? S’agissant d’aimer son prochain comme soi-même, Lacan constatait amèrement en 1958 « l’impossibilité de répondre à cette sorte d’interpellation à la première personne » : « Jamais personne n’a supposé qu’à ce “tu aimeras ton prochain comme toi-même”, un : “j’aime mon prochain comme moi-même” puisse répondre, parce qu’à l’évidence la faiblesse de cette formulation éclate à tous les yeux » (Les Formations de l’inconscient. Séminaire V).
Un contrat de consentement
C’est ici qu’achoppe la célèbre injonction : « Sois toi-même ! » Oui, mais lequel ? Si le moi que j’épouse est mon alter ego, le meilleur de moi-même, mon moi idéal, l’identification à soi et l’acceptation de soi basculent imperceptiblement dans l’aliénation radicale, et je serai constamment hanté par la crainte de n’être pas fidèle à mon moi véritable. Cette question se retrouve dans le dernier gadget du politiquement correct, commercialisé sous la forme d’un « kit de consentement ». Pour la modique somme de 1,99 dollar, l’Affirmative Consent Project met en vente un petit sac (en nubuck ou en toile, au choix) contenant un préservatif, un stylo, des pastilles à la menthe et un contrat établissant le libre consentement à un rapport sexuel. Avant de consommer un acte sexuel, les partenaires ont ainsi la possibilité de se photographier contrat en main ou de dater et de signer ledit document.
Face à une catastrophe, nous éprouvons déni, colère, dépression, puis acceptation. Qu’est-ce que cela peut vouloir dire pour une épidémie à l…
La télépathie, un fantasme de science-fiction ? Non, une réalité si l’on en croit les dernières expériences sur la connexion cerveau-machine menées notamment par la société Neuralink d’Elon Musk. Mais au prix de dangereuses confusions…
Slavoj Žižek partage son temps entre la Slovénie, les Etats-Unis et l’Amérique latine. Capable de sauter d’une exégèse pointue de Heidegger à une…
C’est l’un des philosophes les plus connus et controversés au monde. Slavoj Žižek revient en force avec la parution en France de Pour défendre les…
Elle fut la présidente du jury du Festival de Cannes en 2009. Esprit baroque, il est aussi l’un des philosophes les plus cinéphiles. En ce mois de…
Qu’il prenne la défense du sujet cartésien, des systèmes métaphysiques ou des grands projets idéologiques, Slavoj Žižek se veut à l’opposé du scepticisme et de l’obscurantisme qui caractérisent l’époque « postmoderne ». Ce globe-trotter…
Intervention. Dans la tribune qu'il a tout récemment signée sur notre site, le philosophe Maurizio Ferraris s'élève contre l…
L’inconnu est le principal problème auquel les sociétés contemporaines sont confrontées : tel est la leçon, selon Slavoj Žižek, de l’ancien…