“Sauve un.e trans, bute un.e Terf”
Dimanche dernier, les manifestations organisées par différents collectifs féministes à la veille de la Journée internationale des femmes ont tourné au pugilat, place de la République, à Paris. Le Collectif abolition porno-prostitution (Capp), et notamment l’une des ses figures de proue, l’ancienne Femen Marguerite Stern, a été pris à partie par des « militant.e.s queer ». « Noues [sic] avons été frappées, gazées, avons reçu des jets d’œufs de militant.es queer, et sommes sorties sous escorte. » À l’origine de l’altercation : un climat à couteaux tirés entre les mouvements transféministes, qui défendent l’intégration des personnes trans dans les luttes féministes, et les « Terfs » [Trans exclusionary radical feminists] qui veulent les en exclure.
Le violent slogan « Sauve un.e trans, bute un.e Terf », tagué sur le socle de la Statue de la République, a en particulier suscité de vives réactions sur les réseaux sociaux. Mais il pourrait aussi évoquer une autre formule, utilisée par Sartre à propos des mouvements de décolonisation. Une mise en perspective, qui permettrait de le comprendre pas seulement comme un appel (qu’on espère rhétorique…) au meurtre, mais aussi comme le résultat tragique d’une logique bien connue : le sentiment d’oppression engendre, systématiquement et inévitablement, la violence la plus crue.
- Le slogan haineux « Sauve un.e trans, bute un.e Terf » inscrit au pied de la Statue de la République en évoque immanquablement un autre, que l’on trouve sous la plume de Jean-Paul Sartre, dans sa préface de 1961 aux Damnés de la terre de Frantz Fanon. « En ce premier temps de la révolte, il faut tuer : abattre un Européen, c’est faire d’une pierre deux coups, supprimer en même temps un oppresseur et un opprimé : restent un homme mort et un homme libre. » Particulièrement polémique, la phrase suscitera (et suscite toujours) de vives critiques. Il y a de quoi : la violence peut-elle, vraiment, être salvatrice ? Pour soi-même, mais aussi pour l’autre, celui qui en est victime ? Pour Sartre, en effet, l’oppresseur est, lui aussi, aliéné au système d’oppression qu’il entretient. On ne peut libérer l’un sans l’autre.
- Même si cette double dimension n’est pas présente dans la formule taguée place de la République, le constat semble être le même : se sauver soi-même passerait par le fait de tuer l’autre, celui (ou, en l’occurrence, celle) qui est perçu comme l’oppresseur. La position de Sartre – sans doute à dessein scandaleuse –, qui recouvre le meurtre d’un vernis moral insupportable, est, pourtant, plus compliquée qu’il n’y paraît. Comme il l’écrit en 1970, la violence est « une arme terrible, mais les opprimés pauvres n’en n’ont pas d’autre. » Et c’est là tout l’enjeu : quelle possibilité de libération les opprimés ont-ils à leur disposition ? À la différence de Gandhi, « aucune », répond Sartre. Acculés à la survie, pour lui, ils ne peuvent choisir qu’entre la violence aveugle et l’acceptation de leur situation – acceptation bien souvent inacceptable, car « si le régime tout entier et jusqu’à nos non-violentes pensées sont conditionnées par une oppression millénaire, votre passivité ne sert qu’à vous ranger du côté des oppresseurs. »
- La violence n’est certainement pas inévitable, mais elle peut être à un moment déterminé, selon Sartre, la seule possibilité qui reste à l’opprimé pour agir, pour faire quelque chose de son sort – en s’en prenant à un représentant quelconque de ce qui est perçu comme un système de domination trop puissant pour que l’on puisse s’attaquer à lui directement. Mais se sauve-t-on vraiment par la violence ? D’un point de vue pragmatique, rien n’est moins sûr : tuer ne supprime pas le système que l’on souhaite détruire. Mais surtout, comme le montre Sartre dans les Cahiers pour une morale (1947), on se perd soi-même à vouloir se sauver à tout prix. « La violence n’est pas un moyen parmi d’autres d’atteindre la fin, mais le choix délibéré d’atteindre la fin par n’importe quel moyen. » Celui qui cède à la violence est, en fait, aliéné, entièrement déterminé, par son objectif : sa propre émancipation, par tous les moyens possibles. Mais il oublie, alors, qu’il est libre et que sa liberté s’atteste, précisément, dans le fait de pouvoir renoncer à la fin qu’il s’est fixée, de ne pas accepter tous les moyens. Essayer de se sauver quoiqu’il en compte, c’est pour partie se damner, renoncer à notre humanité et à notre liberté.
- Revenons, alors, au cas des transgenres : marginalisés, précarisés, victimes de discriminations systématiques, voilà que certaines féministes réclament leur expulsion des mouvements qui leur octroient une visibilité dont ils manquent cruellement dans l’espace public, et qui leur permettent d’agir, politiquement, sur leur propre sort, en intégrant des espaces de lutte reconnus. Que reste-t-il, dans ce cas, comme moyens d’action ? Sans doute pas rien – les personnes trans ne sont pas condamnées au dernier recours que représente la violence, et sont d’ailleurs bien intégrées dans la majorité des mouvements féministes. Mais l’insistance de certaines militantes à les exclure des combats fait ressurgir le spectre d’une existence en marge qui, privée de ses autres canaux d’expression, se retrouverait acculée – par celles et ceux qui devraient a priori pourtant constituer leurs premières sœurs et frères d’armes – à l’alternative entre une violence contreproductive et destructrice, et une passivité qui pourrait leur paraître insupportable. « Sauve un.e trans, bute un.e Terf » pourrait ainsi être moins compris comme un appel au meurtre, que comme un appel… à ce que l’on n’en arrive pas à ce lamentable résultat.
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