Rolling Stones : le Ciel peut attendre

« “Let the old still believe / That they’re young, yeah”. En écoutant en boucle, ce week-end, Sweet Sounds of Heaven, l’avant-dernier titre du nouvel album des Rolling Stones (Hackney Diamonds), j’ai trouvé Mick Jagger, qui a le don de m’exaspérer, plutôt touchant.

Sweet Sounds of Heaven est donc un genre de gospel au rythme lent et à la progression paroxystique. Mick Jagger chante, secondé par Lady Gaga et par quelques notes de Stevie Wonder (“Play me something, Stevie…”). Cette chanson a manifestement été composée pour entrer dans la légende et donner lieu à des versions concert mémorables – ça a d’ailleurs déjà commencé. C’est en effet l’une des plus longues de l’histoire du groupe. Elle rappelle le chef-d’œuvre You Can’t Always Get What You Want de 1969. Elle évoque d’autres morceaux de bravoure comme Oh! Sweet Nuthin’ des Velvet Undergound ou Memory for a Free Festival de Bowie. Bref, c’est un hymne. Avec moi, ça marche toujours : c’est interminable, ça monte en puissance et ça se termine par des éclats sauvages. Je suis hyper bon public.

Quand on lâche le mot d’hymne, on se demande immédiatement : hymne à quoi ? À la vie, bien sûr ! Mick “entend les doux sons du paradis”. Pas chez saint Pierre, mais “sur cette terre”. Certes, on “ne peut pas avoir la lumière sans l’ombre”, et l’existence consiste autant à “pleurer” et à “être trempé sous la pluie” qu’à “ressentir la chaleur du soleil” et à chanter. C’est une existence bien terrestre qu’exaltent les Stones. Or, en plein milieu de cette extase dionysiaque, Jagger glisse une profession de foi : “Let the old still believe / That they’re young, yeah”. “Laissez les vieux croire / qu’ils sont toujours jeunes”, voici la véritable prière des rockeurs octogénaires. Et leur testament.

Il y a plusieurs manières de considérer les rapports entre les vieux et les jeunes. La première, classique, consiste à voir l’ancien comme un modèle pour le nouveau venu. Ce dernier lui reconnaît une autorité due à son âge et son expérience. Confucius exalte le sage, qui n’a acquis ses qualités qu’après des décennies de recherche, et envers qui le jeune doit se montrer respectueux. L’ancien doit montrer l’exemple, transmettre son savoir, incarner une figure paternelle, sévère mais prête à se sacrifier pour ses successeurs. C’est exactement ce que fait Clint Eastwood dans le magnifique Gran Torino (2008). Ce vieillard aigri et solitaire ne joue à aucun moment à être un jeune cool. Mais, en aidant des jeunes gens à combattre une bande de mafieux, il leur transmet son sang-froid, ses compétences, quitte à choisir une belle mort pour permettre à la nouvelle génération de continuer à vivre.

Le second modèle de relations entre seniors et juniors est plus conflictuel. Il naît avec la modernité. Face à des vieux tyranniques et obtus, les jeunes luttent contre eux et finissent par les remplacer. Présent dans le roman du XIX^e siècle (par exemple dans Les Démons de Dostoïevski), ce rapport est théorisé par Freud, avec le complexe d’Œdipe ou encore le récit de la “meute primitive” : contre “un père violent, jaloux, qui garde toutes les femelles pour lui et chasse les fils qui arrivent à l’âge adulte”, ces derniers “se coalisent, tuent et mangent le père, mettant fin à la horde paternelle” (Totem et Tabou, 1913).

Mais ni le schéma classique, ni le schéma moderne ne conviennent aux Rolling Stones. Eux qui ont été modernes et se sont révoltés contre leurs parents psychorigides, ne veulent pas devenir des exemples de vertu et de sagesse classique à la Clint Eastwood. Ils entendent avoir 20 ans pour toujours. Ils se voient mieux en Dorian Gray qu’en donneurs de leçon. Si le rêve transhumaniste prenait forme, ils en seraient sans doute les premiers clients. Mais ils savent qu’on les attend au tournant, que les boomers insouciants des sixties sont désormais accusés de tous les maux par les contemporains de Greta Thunberg. Alors ils adressent cette prière toute simple : s’il vous plaît, laissez-nous croire que nous sommes encore jeunes, séduisants et sémillants, que nous chantons toujours du blues comme si c’était la première fois. Soyez aussi tolérants avec nous que vous l’êtes avec tous ceux qui sont différents de vous (même si nous sommes des mâles blancs de plus de 80 ans).

Ce moment de sincérité, cet aveu de faiblesse, font presque oublier les pénibles efforts que font les Stones pour rester à la page. Et donnent une touche d’humanité à leur album dont on a quelquefois l’impression qu’il a été programmé par ChatGPT. Après avoir écouté Sweet Sounds of Heaven une bonne vingtaine de fois, j’accède à leur demande sans la moindre réserve. Jeunes soient-ils. »

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