Rémi Brague : “Qu’un crime odieux soit commis par un prêtre, c’est bien plus grave que s’il était commis par qui que ce soit d’autre”

Beaucoup de représentants de l’Église ont fait part de leur stupéfaction à la lecture du rapport Sauvé. Êtes-vous vous-mêmes surpris de l’ampleur des cas d’abus sexuels ?

Rémi Brague : Surpris ? Le mot est faible. Estomaqué, oui, par les dimensions insoupçonnées du phénomène. Mais attention : il ne faut pas confondre la quantité des cas réels et la quantité des cas connus. Prenons comme exemple les suicides. On a connu des statistiques prétendant démontrer qu’ils étaient plus fréquents dans certaines régions, parmi certaines professions, chez les représentants de certaines croyances, etc. On a dit que les régions déchristianisées se suicidaient plus que les autres. C’était en fait parce qu’on y hésitait moins à dire que tel ou tel parent ou ami avait mis fin à ses jours… Les régions catholiques taisaient en revanche les circonstances de leur décès. Il en est de même pour les actes de pédocriminels. On peut espérer que le rapport Sauvé, après de vastes appels à témoignage et des enquêtes minutieuses et prolongées, a fait le plein des cas. En revanche, ce que l’on sait d’autres lieux possibles d’abus n’est peut-être que partiel. L’Église catholique a eu à tout le moins le mérite d’accepter maintenant de faire la lumière, et de laisser effectuer le travail par une commission indépendante, où il n’y avait que des laïcs. Bien sûr, on peut penser qu’elle aurait dû, qu’elle aurait pu, commencer plus tôt à faire ce genre de ménage. Il faut rappeler que c’est le pape Benoît XVI, maintenant émérite, qui a donné le coup de pied dans cette fourmilière, comme d’ailleurs dans d’autres. J’espère que d’autres lieux favorables aux activités pédocriminelles auront autant de courage pour procéder au nettoyage souhaitable.

« Le problème présente un caractère systémique », a déclaré Jean-Marc Sauvé. « Systémique » vous semble-t-il adapté ? 

À quoi sert cet adjectif ? Il est bien vague. Je crains en outre que son usage n’ait un double effet, pervers dans les deux cas. D’une part, il suggère que c’est une institution tout entière qui aurait pris la décision explicite de ne pas ébruiter des faits qui pourraient nuire à sa réputation. Il me semble qu’il s’agit plutôt d’une cascade de négligences, d’aveuglements et de lâchetés vis-à-vis de gens en place ou qui avaient une certaine aura. De même, dans d’autres questions, un sexe tout entier, une race tout entière, une civilisation tout entière, etc., sont accusés, ressuscitant ainsi l’idée absurde d’une culpabilité collective. D’autre part, et c’est la conséquence directe de ce que je viens de dire, si le problème est « systémique », cela évite aux personnes, qui sont seules à agir, de faire leur examen de conscience et d’avoir à assumer entièrement leur responsabilité. Au fond, en croyant aggraver l’accusation, on l’allège en la diluant… Le problème n’est pas lié à l’institution ecclésiale seule ; il est celui de toute institution, sans exception. On a reproché à l’Église, avec raison, de pratiquer l’omerta. (Je rappelle en passant que ce terme désignant la loi du silence provient d’une « institution » bien particulière, à savoir la mafia sicilienne). On a parlé aussi des clubs de sport, des écoles de danse, du scoutisme, etc. comme de lieux où sévissent des pédocriminels. C’est tristement vrai. Mais l’omerta existe aussi, voire au plus haut point, dans les entreprises. Celles-ci essaient de donner d’elles-mêmes une image de marque bien lisse. La pédocriminalité y est certes rare, tout simplement parce l’essentiel s’y passe entre adultes. Mais les mains baladeuses, les promotions canapé, les harcèlements de toute sorte et, si j’ose dire, de tout genre, n’y manquent pas.