Europe

Régis Debray. Considérations inactuelles sur l’actualité

publié le 2 min
Au lendemain des élections européennes, Régis Debray nous fait part de sa réflexion désenchantée. Le médiologue adressait à son fils un constat désabusé de l’époque dans “Bilan de faillite” (Gallimard, 2018). Il vient de signer récemment un bref essai sur “L’Europe fantôme” (Tracts Gallimard, 2019), dont il fait un hommage ironique et déçu, observant la faillite du sentiment politique : “Accordons, écrit-il, qu’il n’y a rien de gai à voir le Continent où fut inventé la politique, s’émasculer lui-même avec l’extension du domaine marchand à tous les aspects de la vie.” Il revient aujourd’hui sur cette Europe selon lui défunte et ce qu’elle dit de notre “mentalité collective”.

L’Europe n’est pas en cause. Cette ténébreuse usine à gaz, où quelques naïfs s’acharnent à voir la lumière au bout du tunnel, sans rien vouloir connaître de sa réalité, de son esprit et de ses mécanismes, voyons-y un papier de tournesol révélateur d’un intéressant passage d’une mentalité collective à une autre. Symptôme, témoin de quoi ? Distinguons, à la Braudel, trois temporalités sous l’angle civilisationnel. 

1. La question vive du moment, qui va du yoghourt bio au végane et de l’animalisme à la poussée verte traduit, sur le temps long, le basculement d’un anthropocentrisme à un biocentrisme. Nous passons de l’homme « maître et possesseur de la nature » à l’homme sauveur et serviteur de la nature. En clair : fin de la civilisation faustienne, cinq siècles, de la fin du XIVe (Pétrarque) au XXe (Gagarine). Après le gouvernement des hommes, l’administration des flux et de choses (plus que des objets). 

2. Conséquence, sur le temps moyen : écroulement de l’homme historique et prométhéen, incarné, sur le terrain politique, par la gauche socialiste et communiste, disons le camp progressiste (deux siècles à peine). Celle-ci avait deux piliers : la classe ouvrière et la culture écrite, le travailleur d’industrie et le typographe. L’alliance désindustrialisation + vidéosphère lui est fatale. Une page tournée. La page politique. Le vote vert, c’est un abstentionnisme, une façon de se porter absent de la scène politique. Un dégagisme de fond. Ça ne mange pas de pain. 

3. Le cercle vicieux, temps court, entre un néolibéralisme non démocratique, l’UE, et l’apparition de démocraties illibérales, les deux s’entretenant l’une l’autre (complicité fonctionnelle Macron/Le Pen). La martingale électorale de notre classe dirigeante, à savoir « contre les fascistes, votez banquier », est un boomerang, car rien de tel qu’un Homo œconomicus hors-sol pour réveiller, en contrepoint, le réflexe tribal et territorial. 

Avec un bizarre, amusant, reclassement de la lutte des classes. Les centres ville votent écolo : les riches, qui ont de quoi en tout, n’ont plus qu’une crainte, que le ciel leur tombe un jour sur la tête (comme dit mon ami Didier Leschi). Ils peuvent payer l’électricité plus cher et acheter des véhicules propres. Les périphéries, elles, n’en ont pas les moyens : les pauvres ont encore besoin, dans l’immédiat, de ne pas obéir à la nature, en fumant des clopes et en roulant au diesel, et savent d’instant que la fin du nucléaire, c’est la note d’électricité qui double. 

Tout cela sur fond d’un trend médiologique : recul du rationalisme anonyme et discursif (macho) au bénéfice des éprouvés de cœur et d’empathie (personnalisation des enjeux et féminisation des valeurs). Un grand marché n’a pas besoin d’armée. L’Europe n’en aura pas, tant mieux. Qui pense guerre et non paix est hors-jeu. Qui n’est pas sympa est mort. 

Conclusion : « Les scènes de demain ne me regardent plus ; elles appellent d’autres peintres : à vous, messieurs » (Chateaubriand). 

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