Regard (masculin) sur la disparition du soutien-gorge

« L’avez-vous remarqué au coin d’un trottoir, d’un trajet en bus ou d’une réunion au bureau ? Les femmes portent de moins en moins le soutien-gorge. Un phénomène que je vous propose d’analyser du point de vue exclusif et revendiqué du trouble où elle place l’homme que je suis.

Le phénomène n’a pas pu vous échapper, si du moins vous fréquentez comme piéton les rues et places des grandes villes, empruntez les transports publics et côtoyez des femmes dans votre activité professionnelle… et si vous n’êtes pas totalement enfermé dans la bulle de vos pensées lorsque vous vous déplacez dans ces espaces publics. Un nombre croissant de femmes ne met plus – ou moins souvent – de soutien-gorge, et elles ne se sentent pas pour autant mises en demeure, comme auparavant, de dissimuler les formes de leur poitrine, rendue plus visible d’être ainsi libérée du carcan du soutif. Revendication ancienne de certaines féministes, il semble que l’expérience du confinement, pendant l’épidémie du Covid en 2020, ait donné à l’appel à la “libération” de la poitrine, la possibilité d’être expérimentée, et plébiscitée, par un pourcentage beaucoup plus important de femmes. Sentiment d’avoir les seins comprimés, armature en fer cisaillant le buste, coussinets potentiellement désagréables correspondant au canon du sein opulent du type Wonderbra… la résistance au “corset” du XX^e siècle grandit, et les arguments sanitaires et de confort comptent autant sinon plus, semble-t-il, que le désir de se soustraire aux prescriptions masculines traditionnelles quant au corps de la femme, censé être à la fois mis en avant et dissimulé, selon la fonction traditionnelle de la lingerie. Selon une étude de l’Ifop consacrée au boom du no-bra, 18% des moins de 25 ans ne portent plus du tout de soutien-gorge, contre 4% auparavant. Soit une jeune fille sur six. La tendance a trouvé de nouveaux débouchés dans la mode, sur les podiums des défilés (et même de lingerie) comme sur les marches du festival de Cannes depuis plusieurs années. Des résistances subsistent néanmoins – en particulier dans le monde du travail, où seulement 14% des femmes expérimentent le no-bra, du fait de la gêne d’exposer ses tétons (69%) et de la crainte d’agressions sexuelles dans la rue (57%).

Plutôt que de m’intéresser aux motifs, très légitimes, que les femmes peuvent avoir d’enlever ou de ne pas enlever leur soutien-gorge, je voudrais essayer d’exprimer ici, le plus honnêtement possible, le trouble que suscite le phénomène chez moi, qui suis un homme – tout en ayant à l’esprit que l’expression même de ce trouble peut nourrir le sentiment qu’ont les femmes de ne pas être libre de faire ce qu’elles veulent de leur poitrine. Ce qu’on appelle le “male gaze” : le regard objectivant des hommes hétérosexuels sur les femmes, un regard a priori dominant qui les enferme, quoi qu’elles fassent, dans un scénario qui leur échappe. Soucieux de ne pas reconduire cette objectivation visuelle, je dois tout de même admettre que l’occasion qui m’est donnée de voir beaucoup plus nettement la poitrine des femmes, connues ou inconnues, se dessiner ou se révéler sous un T-shirt, un chemisier ou un pull, me trouble. Et que je ne sais trop que faire de ce trouble. Certes, je m’emploie à être discret. À ne pas plonger mes yeux dans cette “offrande visuelle”. Mais il m’est difficile de ne pas la considérer comme telle. Et j’avoue que, depuis que j’en ai pris conscience, je m’amuse, par exemple, à me demander sur la base de la silhouette qui s’approche de moi dans la rue si elle sera – ou ne sera pas – vêtue de lingerie. Et je ne résiste pas à m’intéresser, le plus discrètement possible, à la forme de cette poitrine-ci, aux tétons de celle-là, en établissant des ponts entre les seins et le reste du corps. Oserais-je ajouter, sans passer pour un cuistre, que ma curiosité est plus esthétique que libidinale : car, j’en suis convaincu, la libération de la poitrine, émancipatrice pour les femmes, se double à mes yeux d’un progrès pour les hommes qui vont ainsi pouvoir prendre une plus grande mesure de la formidable diversité des seins, là où la culture du soutien-gorge les enfermait, eux-aussi, dans le canon d’une forme supposée idéale et unique. Et cette diversité a une valeur qui mérite d’être appréciée ! Alors, esthétique, mon regard ? Peut-être – il n’empêche, est-ce que je ne continue ainsi à enfermer les femmes inconnues que je rencontre dans leur plastique ? À mettre en balance la considération éthique de leur visage avec la considération esthétique de leur poitrine ? C’est l’argument avancé par l’écrivain Henri Michaux. Il me plaît parce qu’il n’est pas, ou pas seulement, moral, mais esthétique aussi. Évoquant sa confrontation avec des cultures asiatiques où les seins des femmes sont beaucoup plus exposés que chez nous, il écrit :

“Je me souviens d’avoir été frappé et désillusionné quantité de fois en France par le fait que les seins d’une femme, quand il m’arrivait de les voir dévoilés, n’étaient que beaux, alors que la figure était si travaillée par l’intelligence, par une âme bizarre et recherchée qui m’avait induit à croire en quelque sorte que les seins seraient recherchés, eux aussi, et originaux. Mais un sein n’est pas un visage.”

Henri Michaux, Un barbare en Asie (1933)

Au final, Michaux a sans doute raison : si les hommes comme moi sont troublés par le dévoilement récent du sein des femmes, on peut espérer qu’à terme, sous le coup de l’habitude, il vont revenir de cette fascination esthétique à la conversation éthique. Comme quoi, il y a aussi de bonnes nouvelles dans la rue. »

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